Introduction à ‘Maamar Hador’ – par le Rav Chlomo Aviner

1. “Dirige-toi vers les talons du troupeau”

“Si tu ne sais pas toi-même, la plus belle des femmes, dirige-toi vers les talons du troupeau, et fais paître tes chevrettes près des maisons des bergers” [Cantique des Cantiques 1, 8].

L’Assemblée d’Israël est la compagne du Maître du monde. Il arrive parfois que le Peuple d’Israël rencontre des difficultés et des crises, qu’il soit la proie de grandes confusions et de grands soucis. Que faire dans ce cas ? – “Dirige-toi vers les talons du troupeau !”. Il faut voir où se situe le troupeau, où il en est dans la vie et dans l’esprit, et alors il est possible de le guider. Si l’on ne se dirige pas vers les talons du troupeau, on peut le mener d’une manière qui ne lui convient pas, qui conviendrait peut-être à un autre troupeau. Bien sûr, tout est Thora, tout est vérité, et tout le monde s’est nourri de Moïse notre maître, mais chaque génération a une manière de se conduire particulière. Dans toutes les générations, les Grands d’Israël ont écrit des livres dont les style des explications, des anecdotes et des exemples est adapté à leur génération particulière. “À chaque génération ses commentateurs, à chaque génération ses Sages” [Sanhédrin 38b].

Nos Sages disent : “On n’impose un décret au public que si la majorité peut le supporter” [Baba Batra 60b]. Si le décret est juste, comment peut-on laisser le public décider si on doit ou non l’appliquer ? – Réponse : le public ne décide pas, ce sont les Sages qui décident. Et pourquoi ont-ils décidé de faire dépendre la chose du public ? Les Sages ont dit : si le public n’applique pas le décret, à quoi bon le promulguer ? Et même plus : le Rav notre maître dit que la Thora est un décret que l’Éternel a pris parce qu’Il a vu que la collectivité d’Israël pouvait le supporter, et ce que la collectivité ne peut pas supporter, la Thora ne l’a pas prescrit. C’est pour cette raison que la Thora n’a pas été donnée aux Goyim, parce qu’il était notoire devant l’Éternel qu’elle ne leur convenait pas. Et on ne dira pas : “Si cela ne leur sert à rien, au moins cela ne leur fera pas de mal” – Non ! si cela ne sert à rien, cela fait du mal.

Pour la même raison, c’est le ‘maître du lieu’, c’est-à-dire le Rav de l’endroit, qui doit trancher la Halakha pour sa communauté, et non une personne extérieure qui ne connaît pas la réalité du terrain. Un jour, un rabbin écrivit dans le journal ‘Hatsofé’ que le temps était venu de mettre en garde contre les voyages de nuit sur les routes de Judée-Samarie à cause des attentats. Il ignorait tout simplement que la plupart des attentats étaient perpétrés le jour…

Dans le livre ‘Beit Élohim’ du Mabit [Cha’ar Hayessodot, chap. 60], on explique pourquoi, quand un désaccord ne peut pas être tranché dans la Guémara, on conclut par le mot ‘tékou’, qui est formé des initiales des mots : “le Tichbéen [Éliahou Hanavi] résoudra toutes les difficultés et les désaccords”. Pourquoi particulièrement le prophète Élie, et non Moché notre maître, ou le prophète Samuel, ou le prophète Jérémie ? Tout simplement parce qu’ils sont morts, alors que la tradition nous dit que le prophète Élie est toujours vivant, monté au ciel avec son corps. Le prophète Élie est le maître du temps’ [autrement dit, il connaît les réalités de toutes les époques – NdT]. Ainsi en est-il aussi pour l’étude de la Guémara, comme l’explique le Natsiv dans son introduction à ‘Chéiltot Dérav Ahaï Gaon’ : dans toutes les générations on a étudié la Guémara d’une manière particulière, jusqu’à l’époque du Gaon de Vilna. Bien sûr, chaque manière d’étudier ne venait pas invalider la précédente, mais au contraire lui ajouter quelque chose.

Le Zohar[1] dit, à propos du verset : « Le chemin des Justes est comme la lumière du matin, dont l’éclat va en augmentant jusqu’au plein jour », qu’il arrive parfois qu’un grand Tsadik dise des choses nouvelles et particulières, que personne n’a dites auparavant. C’est justement ce que certains ont reproché au Rav notre maître. Mais ce reproche est infondé, comme l’explique notre maître le Rav Tsvi Yéhouda[2] : les ‘nouveautés’ du Rav notre maître sont comme les ‘nouveautés’ révélés par le livre du Zohar, ce sont en fait des enseignements anciens qui ont été redécouverts. Et pourquoi n’ont-ils pas été redécouverts avant ? Parce que c’est maintenant qu’ont lieu le retour des exilés et la reconstruction de la nation d’Israël, et c’est donc maintenant que la nation a un besoin vital de les retrouver.

Le Rav notre maître monta en Israël le 28 Iyar 5664 [13 mai 1904], et dans l’année 5666 [1906], il rédigea ‘Ikvé Hatson’ [‘Les Talons d“u Troupeau’]. Dans l’article ‘Hathora Hagoèlet’ [‘Or Lénetivati’, p. 280], notre maître le Rav Tsvi Yéhouda explique quelle fut l’approche du Rav son père :

[De nombreux Grands d’Israël ont écrit sur le Rav notre maître, mais ces descriptions sont très partielles, chacune d’elles ne saisit qu’un seul aspect de la personnalité du Rav. Bien sûr c’était un Talmid Hakham, un kabbaliste, un grand dirigeant, un amoureux d’Israël, et encore beaucoup d’autres choses. Mais seul notre maître le Rav Tsvi Yéhouda a décrit la personnalité du Rav notre maître dans son intégralité, dans trois articles synthétiques intitulés ‘Néfech Harav’ (sur sa personnalité), ‘Hathora Hagoëlet’ (sur son enseignement), et ‘Techouva Ouvirour Devarim’ (sur ce qui relie le côté novateur du Rav Kook notre maître à la pensée des Harédim)]

“Le contenu de cette vie, de cette personnalité, va en s’élevant quand il se réalise« . Le Rav notre maître allait en s’élevant. « Les Talmidé Hakhamim n’ont pas de repos, ni dans ce monde ni dans le monde à venir, comme il est dit : ‘Ils iront de victoire en victoire’ [Psaumes 84, 8]” [Berakhot 64a].

Le philosophe aime la Sagesse, et le Talmid Hakham lui aussi aime la Sagesse, mais contrairement au philosophe il reçoit la Sagesse de ses maîtres, et ses maîtres de leurs maîtres, jusqu’à Moché Rabbénou qui l’a reçue du Sinaï. Le Rav notre maître s’élevait continuellement, et à partir du moment où il monta en Terre Sainte, il s’éleva encore plus. “Le contenu de cette vie, de cette personnalité, va en s’élevant quand il se réalise, avec l’ascension vers la Sainteté de l’air de la Terre d’Israël et vers le rôle de serviteur divin du peuple d’Israël sur sa terre, à partir des tâtonnements de ‘Atsot Mérahok’ [‘Intentions venues de loin’ – Isaïe 25, 1] et de ‘Afikim Banéguev’ [‘Oueds dans le désert’], qui la précédent”. Ces deux articles, que le Rav Kook avait écrits avant de monter en Israël, sont qualifiés par notre maître de ‘tâtonnements’ (ou dans le langage de la Guémara : ‘présupposés’). Ils contenaient de premières tentatives pour comprendre la Génération. “Il va en s’élevant quand il se réalise… » dans ‘Méat Tsori’ [‘Un peu de baume’], qui fait partie de ‘Éder Hayakar’ [‘La Splendeur chérie’], il poursuit avec le ‘Grand Appel à nos jeunes frères qui sont en charge de la Thora sur la Terre de Sainteté’, qui fait partie de ‘Orot’, puis avec ‘Drichat Hachem’ [‘La Recherche de Dieu’] qui fait partie de ‘Ikvé Hatson’ [‘Les Talons du Troupeau’]Ikvé Hatson’ fixe son analyse de la génération, par rapport aux tâtonnements qui l’avaient précédée.

2. À partir de la conscience de la réalité et de l’Esprit de Sainteté

 “Les mots ‘Dirige-toi vers les talons du troupeau’ nous apprennent que le Saint-Béni-Soit-Il montra à Moché tous les dirigeants de la communauté d’Israël jusqu’à la dernière génération, jusqu’au ‘talon’” [Midrach Chir Hachirim Rabba].

“Vois ce que le Saint-Béni-Soit-Il lui répondit : ‘Si tu ne sais pas toi-même, la plus belle des femmes’ – Dieu s’adresse ainsi au plus grand des prophètes – dirige-toi vers les talons du troupeau’, car c’est sur leurs pas que J’œuvre avec eux, ‘et fais paître tes chevrettes’. D’où déduit–on que Dieu montra à Moché tous les responsables et les dirigeants à venir qui serviront le peuple d’Israël, depuis le jour de sa sortie du désert jusqu’à celui de la Résurrection des morts ? Parce qu’il est dit : ‘Dirige-toi vers les talons du troupeau’” [Sifri, Pinhas, 139]. 

“Chaque génération a ses commentateurs, chaque génération a ses sages” [Sanhédrin 38b ; Avoda Zara 5a ; etc.]. 

L’Éternel montra à Moché Rabbénou tous les dirigeants d’Israël. Moché Rabbénou englobe tous les dirigeants, toutes les manières de diriger, depuis les premières générations jusqu’à la dernière, et de même la Thora convient à toutes les générations qui ont été et qui seront.

Le Rav notre maître écrit “‘Thora’ – un enseignement est sorti pour Israël. Ce n’est ni une vision du cœur, ni la théorie d’une production visionnaire, ni un ressenti émotionnel, ni le développement d’une ou plusieurs dispositions d’esprit, individuelles ou particulières, convenables pour l’individu ou le collectif, pour une ou plusieurs générations ; ce n’est rien qu’un enseignement, c’est une Thora qui enseigne la réalité, qui enseigne la vie, qui enseigne l’Âme, qui enseigne le corps, qui enseigne le particulier, qui enseigne le général, qui enseigne la génération, qui enseigne le monde, qui enseigne la chaîne des générations, qui enseigne l’infinité des Mondes” [Olat Réaïa II, p. 119]. Voilà Moché Rabbénou, qui possède l’âme ‘globale’ et qui voit jusqu’à la dernière génération, la ‘génération du talon’. Il y a environ deux cents ans qu’a commencé notre génération, la ‘génération du talon’.

Dans la Lettre # 378, qui est reproduite au début du livre ‘Orot Hatechouva’, le Rav notre maître écrit : “Si un homme vient exposer des nouveautés sublimes sur la Techouva à notre époque, et ne prend pas en considération le sujet de la ‘fin dévoilée’ et de la Lumière du Salut qui resplendit”, s’il essaye d’amener la Génération à faire Techouva (et pas seulement quelques centaines ou quelques milliers d’individus) tout en se cachant la réalité qui l’entoure, “il ne pourra rien expliquer [absolument rien !] au sens de la véridicité de la Thora, parce qu’il ignore la réalité telle qu’elle est. Il ne voit pas que ces générations sont celles de la Délivrance, puisque la Terre donne généreusement ses fruits et que le peuple d’Israël revient habiter sur sa terre. En fait, cet homme “ne pourra rien expliquer [absolument rien !] au sens de la véridicité de la Thora”, “car chaque époque éclaire à la lumière de son caractère”.

En effet, “à chaque génération ressort un attribut différent – parmi les attributs par lesquels le Saint-Béni-Soit-Il dirige le monde – ce qui change la nature des choses” [Gaon de Vilna, Éven Chléma 11, 9]. Chaque génération a ses défis et ses missions particulières, et puisque la nôtre se caractérise par la Délivrance et la libération, il est impossible de la guider dans la Thora comme une autre génération, car la Techouva du temps de la Délivrance ne ressemble pas à celle du temps de l’exil. “La pensée divine a choisi de faire éclore la Lumière de la Délivrance secrètement dissimulée sous un masque méconnaissable – ‘dans le cache de la marche’ [Cantique des Cantiques 2, 14] – comme nous le constatons de nos yeux, et la Délivrance est entourée d’une multitude de plaies – de maladies, de calamités et de problèmes – de pauvres d’esprit souffrant de maladies mentales. Il est évident que toutes les considérations qui viennent au cœur de l’homme, dont les pensées sont vanité, n’ont aucun poids face au choix suprême de l’Éternel, qui décrète le bien pour Israël, qui aménage une Lumière de Délivrance et un chemin de vie pour les rescapés de son peuple, qui dans l’avenir reviendront tous de leurs fautes”. Au bout du compte, tous feront Techouva, même les plus grands fauteurs.

Tout le livre ‘Ikvé Hatson’ explique comment on doit étudier la Thora dans notre génération, dans l’éclairage spécifique de la Génération. Le responsable de la génération doit percevoir cette lumière spécifique, et donner son enseignement selon cette lumière. Il y a des gens qui pensent que nous sommes dans la même génération qu’il y a trois cents ans, et c’est c’et pourquoi ils se trompent dans la direction à donner à l’éducation et à l’enseignement. La question essentielle est de savoir où se trouve le point d’appui, le point central par lequel on pourra élever l’âme de la génération, ouvrir à son âme des fenêtres de lumière.

3. L’ordre des articles dans ‘Ikvé Hatson’ 

Le livre ‘Éder Hayakar’ – le manteau précieux’- inclut aussi ‘Ikvé Hatson’ – les talons du troupeau, qui contient six articles. Avant ces articles de ‘Ikvé Hatson’, qui sont destinés aux Talmidé Hakhamim étudiant au Beit Hamidrach, il faut former dans la nation des Talmidé Hakhamim justes et droits, à l’exemple du Aderet [le Rav Éliahou David Rabinovitch Téomim, beau-père du Rav Kook, dont  le surnom est rappelé dans le titre Éder Hayakar’], et ouvrir à la nation une voie vers la Techouva, par l’exemple d’un Talmid Hakham qui fait rayonner en elle une Lumière de Thora, et dont tous les comportements proclament : “Vois ceci et sanctifie [‘Regarde et suis cet exemple’] !” [Roch Hachana 20b].

Ensuite nous arrivons aux articles de ‘Ikvé Hatson’ : à la Yéchiva, on étudie la Thora dans le plaisir et la joie’. On étudie la Thora sans crainte, on n’a pas la peur de poser des questions, ni d’approfondir les sujets concernant la émouna [la Foi]. On fait un tri dans les idées, entre ce qui nous appartient, ce qui appartient aux Goyim, et les points de convergence qu’on peut partager avec les Goyim. Il faut faire de l’ordre et du tri pour savoir ce qui nous convient, ce qu’il faut repousser, et ce qu’il est possible d’accepter après une adaptation au caractère particulier d’Israël. Ensuite, la recherche de Dieuexplique la nécessité d’étudier la ‘émouna’. Il y a un important besoin d’étudier la émouna. Et il faut aussi la connaissance de Dieu’, comme il est écrit : “Connais le Dieu de ton père” [Chroniques I 28, 9] – il s’agit là de la connaissance suprême.

Cela amène les élèves à demander : “Que veux-tu que nous apprenions, la Guemara ou la connaissance de Dieu ?” – Je veux que vous appreniez la connaissance de Dieu et la Guemara, mais vous devez savoir comment connaître Dieu aussi à travers la Guemara. Le Kouzari, le Maharal, sont ces livres traitent de connaissance de Dieu. L’étude de la connaissance de Dieu est une étude essentielle et fondamentale, car c’est elle qui amène au service de Dieu’, comme il et précisé dans la suite du verset cité : “Connais le Dieu de ton père, et sers-le d’un cœur entier et d’une âme éprise” [Chroniques I 28, 9].

Le service de Dieu peut se manifester de nombreuses manières : l’étude au Beit Hamidrach, les actes de Bonté, la construction du pays, l’édification de la nation, l’accomplissement des mitsvot envers le prochain et envers Dieu, la construction de l’armée, etc. Dans tous les cas, le service de Dieu nécessite la connaissance de Dieu’, et ‘la connaissance de Dieu nécessite la recherche de Dieu’. “Si tu la désires comme l’argent, si tu la recherches comme un trésor caché, alors tu comprendras la crainte de l’Éternel, et tu trouveras ‘la connaissance de Dieu’” [Proverbes 2, 4-5]. Si tu ne la cherches pas, tu ne la trouveras pas. À plus forte raison si tu as la peur [de poser des questions], tu ne la chercheras pas et tu ne la trouveras pas.

Les articles le Plaisir et la Joie’‘la Peur’‘les Idées’, ‘la Recherche de Dieu’, ‘la Connaissance de Dieu’ et ‘le Service de Dieu constituent tous une préparation à l’étude au Beit Hamidrach ; et la génération en est l’introduction, la préparation à toutes les préparations. L’article la génération veut nous faire savoir qui nous sommes et ce que nous sommes. Pour l’essentiel, son propos n’est pas d’expliquer à la Génération elle-même qui elle est, mais d’expliquer aux Talmidé Hakhamim de la Génération, qui est cette génération. Autrement dit, c’est à toi, Talmid Hakham, de savoir quel genre d’élève est assis devant toi au Beit Hamidrach, quels sont ses points faibles, quels sont ses points forts, et comment lui parler.

4. Le troupeau qui guide le berger 

L’ordre naturel des choses est que le berger marche devant le troupeau. Mais il arrive que le berger doive marcher ‘dans les talons du troupeau. Le berger est plein de sagesse, de connaissance, de Thora et de Sainteté. Mais parfois le troupeau court en avant, parfois surgissent dans le troupeau des forces spirituelles intérieures, et le berger doit apprendre du troupeau, et le mener en conséquence.

Dans la ‘Lettre # 555’ [Igrot Haréaïa II, p.187], le Rav notre maître parle de la Segoula d’Israël, de ses aptitudes naturelles. Il écrit là-bas : “Dans notre génération se sont multipliées de nombreuses âmes qui, bien qu’elles se situent très bas dans leur capacité de choisir, et qu’elles soient par conséquent entachées de nombreuses mauvaises actions et d’idéologies pernicieuses (Dieu nous en préserve !), sont éclairées malgré tout par la Lumière de la Ségoula. C’est ainsi qu’elles sont très attachées à la collectivité d’Israël dans son ensemble, qu’elles désirent profondément la Terre d’Israël, et que dans l’essence de leur être elles se distinguent par certaines qualités précieuses qui viennent de la Ségoula d’Israël.”

Ce qui s’est passé dans la nation ces cent dernières années, c’est le dévoilement des forces naturelles–divines qui sont dans le ‘troupeau’. Le Roi David dit dans les Psaumes : “Au chef des chantres, de David, pour rappeler [Psaumes 70, 1]. Pourquoi « pour rappeler? »Rachi explique : “Dans le Midrach Tehilim, j’ai vu cette parabole : c’est l’histoire d’un roi qui se mit en colère contre son troupeau” – il s’agit du Peuple d’Israël. “Il démolit la bergerie et il bannit le troupeau et le berger” – il détruisit la Terre d’Israël et exila le peuple d’Israël et ses dirigeants. “Après un certain temps, il fit revenir le troupeau et reconstruisit la bergerie, mais il ne rappela pas le berger”. Les gens demandaient : où sont les dirigeants ? où est le Messie ? C’est vrai, il y avait de petits dirigeants, mais il manquait le Messie, le grand dirigeant ! “Le berger dit : le troupeau a été ramené, la bergerie a été reconstruite, mais moi je n’ai pas été rappelé. Ainsi, il est dit plus haut à ce sujet [à la fin du psaume précédent] : ‘Car Dieu délivrera Sion, il reconstruira les villes de Juda, ils s’y établiront et ils en prendront possession ; c’est la postérité de ses serviteurs qui les aura en héritage, et ceux qui aiment son Nom y fixeront leur demeure’  [Ibid. 69, 36-37]. Donc la bergerie est reconstruite, le troupeau est rassemblé, mais le berger (il s’agit du Roi David) n’est pas rappelé. C’est pourquoi il est dit : ‘de David, pour rappeler – à Dieu de me délivrer…’ [Ibid. 70, 1-2]”. Le berger viendra à la fin !

Cela ne signifie pas que les temps messianiques seront privés de Messie, mais le Messie arrivera à la fin. Moché Rabbénou, lui, a été le Messie du commencement, et il a entraîné tout le troupeau derrière lui. Le nom de ‘Moché’ est d’ailleurs apparenté au mot ‘mechikha’ [Exode 2, 10], qui désigne l’action de tirer. Abraham lui aussi était un berger qui entraîna derrière lui une foule de gens, et le Roi David entraîna derrière lui toute la nation. Cependant, dans les temps futurs, de nos jours, c’est au contraire le troupeau qui entraînera le berger. En premier lieu, “Dieu délivrera Sion, il reconstruira les villes de Juda, ils s’y établiront et ils en prendront possession”, et ensuite, “la postérité de ses serviteurs en héritera, et ceux qui aiment son Nom y habiteront” [Psaumes 69, 36-37]. Bien–entendu, le berger n’apprend rien des apparences du troupeau, mais seulement de la Lumière cachée dans son intériorité. C’est pourquoi il faut d’abord bien connaître la Génération.

L’expression les talons du troupeau est tirée du Cantique des Cantiques [1, 8]. Il est dit là-bas à ‘la plus belle des femmes’ : “Dirige-toi vers les talons du troupeau, et fais paître tes chevrettes près des demeures des bergers”. Le ‘Maamar Hador’ explique qui est ce troupeau. Par exemple, cette génération aime le plaisir et la joie’. Mais la génération précédente n’aimait–elle pas le plaisir et la joie’ ? Bien sûr qu’elle les aimait, mais y avait-il vraiment du plaisir et de la joie en exil ? Certes non : “Et chez ces nations tu n’auras pas de repos, il n’y aura pas d’appui pour la plante de ton pied, et l’Éternel te donnera là-bas un cœur tremblant d’anxiété, des yeux inquiets et une Âme affligée” [Deutéronome 28, 65]. S’il en est ainsi, il faut éduquer ce troupeau dans le plaisir et la joie. De plus, ce troupeau–là n’a pas peur et ne craint rien. Si tu essaies de l’effrayer, il te dira simplement : “Bye !”, et il s’en ira chercher un autre berger. Si tu lui dis : “Tu dois mettre les téfilines, sinon le loup va venir”, il ne reculera pas, car cet agneau–là est bardé de pistolets pour combattre le loup, ce n’est plus un agneau, c’est un lion déguisé en agneau : “Yéhouda est un lionceau” [Genèse 49, 9], c’est “celui qui foule aux pieds les hauts–lieux de la terre” [Michée 1, 3].

S’il en est ainsi, quand tu comprendras la personnalité de cette génération, tu comprendras comment le Beit Hamidrach doit apparaître : avec du plaisir et de la joie, sans rien pour faire peur, avec beaucoup de recherche de Dieu, de connaissance de Dieu et de service de Dieu. Tu demanderas : n’y avait-il pas de service de Dieu dans les générations précédentes ? Bien sûr qu’il y en avait, mais dans cette génération il en faut beaucoup plus. Et dans les yéchivot de l’ancienne génération, n’y avait-il pas du plaisir et de la joie ? Bien sûr que si, mais dans les Baté Midrachot d’aujourd’hui, il en faut dix fois plus. Même la peur, il n’y en avait guère non plus dans ces yéchivot, mais de nos jours il faut encore beaucoup plus de courage. Toute notre démarche doit se fonder sur une bonne connaissance de la Génération, c’est pourquoi tu dois suivre le troupeau, et bien le connaître.

5. Yafo – l’avant-garde du troupeau 

Quand le Rav Kook notre maître habitait hors d’Israël, il ne connaissait pas assez le troupeau. Ce qu’on voit d’ici, on ne le voit pas de là-bas. La Génération en exil était aussi un troupeau, mais le troupeau avec l’article défini, l’avant-garde du troupeau, était en Terre d’Israël. Et l’avant-garde de cette avant-garde habitait dans “la sainte ville de Yafo et les mochavot, selon les termes du Rav notre maître. C’était la capitale du Nouveau Yichouv. Dans l’Ancien Yichouv – Jérusalem, Safed, Tibériade et Hébron, il y avait des Juifs pieux, des Talmidé Hakhamim qui étudiaient la Thora jour et nuit. Mais à Yafo, la capitale du Nouveau Yichouv, il y avait en majorité des athées et des hérétiques.

Puisqu’il y avait tellement d’hérétiques à Yafo, pourquoi le Rav notre maître alla–t–il s’installer là-bas ? Pourquoi pas à Jérusalem, la ville sainte ? – parce que le Rav notre maître voulait aller à l’endroit où se trouvaient les forces montantes en pleine ébullition. Des forces en pleine croissance ne poussent pas toujours de la manière la plus droite. On ne peut pas toujours dire à un arbre : “Il faut que tu pousses droit” !… C’est comme un petit enfant qui grimpe aux arbres, et dont le père s’énerve : “Quand seras–tu un homme ?” – Pour le moment il n’est pas un homme, mais il le deviendra. Quand une chose vient d’éclore, elle commence par partir dans toutes les directions. Comme me l’a dit un jour un père : “Que va devenir mon fils ? Il est comme cela, et comme cela, et comme cela…” – Je lui demandai : “Est-il aussi comme cela, et comme cela ?”  “Oui, comment le savez–vous ?”  “Simplement, parce que tous les enfants sont comme cela !…”.

Le Messie porte le nom de ‘Pérets’, du mot ‘peritsa’ [‘effraction’], comme il est écrit [à propos de la naissance des frères jumeaux Pérets et Zérah, fils de Yéhouda et de Tamar]  : “Et comme il retirait sa main, voici que son frère sortit, et elle dit : ‘Pourquoi t’es-tu taillé une brèche [paratsta ‘alékha pérets] ?’ – et on l’appela ‘Pérets’” [Genèse 38, 29].

Voici ce que le Rav notre maître écrit à ce propos dans Orot Hatechouva [4, 8] : “Le fondement de la Techouva, dont la lumière se révélera dans les talons du Messie, et qui incluera en elle toutes les lumières de Techouva plus petites, semble, dans la lumière éclatante de sa première percée, repousser la Lumière plus petite : ‘Des fils rebelles [‘paritsé’] se lèveront pour mettre en place une vision, et ils échoueront’ [Daniel 11, 14]… Et la grande Lumière poursuit son œuvre, et sa main ne retombera pas, jusqu’à ce qu’elle revienne se dévoiler dans toutes ses potentialités, celles d’en-haut [la fierté nationale] et celles d’en-bas [les Mitsvot] (1). ‘Referme la brèche [‘partsi’] que m’a causée le fils rebelle [‘partsi’], et de la ronce [‘mé–hédek’] cueille la rose’ [Poème pour le 17 Tamouz de Rabbi Chlomo Ibn Gabirol]”Hédek’ signifie la ‘ronce’, et la rose est l’Assemblée d’Israël. Nous demandons à Dieu qu’il fasse sortir la rose de la ronce, car la rose fleurit parmi les épines. Ne soyons pas effrayés par toutes les manifestations épineuses de la Génération, car à l’intérieur se cache une rose, une force divine sans pareille.

(1) Cette idée est développée dans l’annexe 7 d’Orot Hatechouva, intitulé ‘Hatechouva Véhachalom’. Le Rav Kook y parle des quatre étapes successives du processus de techouva du Peuple d’Israël. La première est la restauration de sa fierté nationale. C’est ce que le Rav Kook entend par le ‘retour à la gloire de Dieu’, car la gloire d’Israël est l’expression de la gloire de Dieu dans ce monde–ci. Le présent paragraphe vient nous expliquer que ceux qui œuvrent pour la restauration de la fierté nationale sont tellement éblouis par cette ‘grande Lumière’, qu’ils ont du mal à reconnaître la ‘petite Lumière’ des Mitsvot. Ce sont eux qui sont appelés les ‘portsim’, les ‘rebelles’ qui sortent par effraction de la religiosité. Le flux de Lumière, qui dans son premier stade se manifeste sous la forme d’une transgression, ne s’interrompra pas et finira par amener lui-même l’accomplissement scrupuleux de toutes les Mitsvot. La phase d’effraction est le début d’un processus de la Techouva collective du peuple d’Israël – NdT].