1. Nature de la ‘émouna’.
Le mot ‘émouna’ est traduit dans le dictionnaire par ‘fidélité’, ‘confiance’, et ‘foi’. Il dérive de la racine ‘alef-mem-noun’ qui, à la forme simple [‘aman’], a le sens d’élever (un enfant), éduquer ; à la forme ‘piel’, ou intensive [‘immen’], le sens d’exercer, entraîner ; et à la forme ‘hif’il’, ou causative active [‘heemin’], le sens de croire, avoir confiance. La notion hébraïque de ‘émouna bachem’, qui doit s’apparenter à tous ces sens, est mal traduite par ‘foi en Dieu’, et c’est bel et bien une notion nouvelle que nous devons découvrir à partir du message de la Thora.
Qu’est-ce que la émouna ? Certains pensent que c’est un sentiment, d’autres que c’est une conception intellectuelle, or ce n’est ni l’un ni l’autre : la émouna, c’est la vie elle-même, c’est-à-dire la manifestation du Divin en moi.
Pour expliquer ceci, revenons encore à la structure de la langue hébraïque, qui sous-tend toutes ces notions. La même racine ‘alef-mem-noun’ donne aussi le mot ‘oman’ [= artiste], qui désigne un créateur inspiré et qualifié. Construisons, à partir de cette parenté, un sens qui trouvera sa justification par la suite. Qu’est-ce qui caractérise l’artiste ? Il met en actes son inspiration, c’est-à-dire qu’il projette une parcelle de sa vie personnelle dans l’œuvre qu’il crée, et qui va désormais exprimer cette facette de sa vie. Dans cette démarche, l’artiste est maamin de manière active, et l’objet qu’il crée est maamin de manière passive. La relation qui relie l’artiste à sa création se définit comme ‘émouna’. Selon ce même schéma, Dieu est maamin de manière active parce qu’il impulse sa vitalité dans toutes ses créatures, et ses créatures sont maaminot de manière passive en étant son expression, son dévoilement dans le monde. Nous reviendrons dans le second paragraphe sur le paradoxe apparent qu’il y a pour la créature à “s’exprimer de manière passive”.
Tous les matins en nous réveillant, nous disons la phrase suivante :
“Je te rends grâce, Roi vivant et éternel, de m’avoir rendu mon âme avec mansuétude, ‘rabba émounatekha’ = grande est ta ‘émouna’ ”.
Mais qu’est-ce que la ‘émouna’ du Saint-Béni-Soit-Il ? Il serait absurde de traduire par ‘foi’ ou par ‘croyance’ ! ‘Fidélité’ ne convient guère mieux, car cette qualité est plutôt celle de la créature qui suit la volonté de son maître, et non l’inverse.
Pour le comprendre, considérons le contexte de cette prière. Nos Sages nous enseignent que lorsque nous dormons, une partie de notre âme [‘nefech’], c’est-à-dire de notre vitalité, s’éloigne de nous et remonte à sa source. C’est ainsi que nombre de nos capacités sont neutralisées, et en particulier nos cinq sens ne fonctionnent plus. À notre réveil cependant elles réapparaissent dans toute leur vigueur, car notre âme nous revient dans son intégrité. Autrement dit le Divin, qui est la source de notre vie, s’exprime et se réalise à nouveau en nous dans son intensité originelle, comme avant notre sommeil. Cette régénération de nos sens et de notre corps traduit l’activité créatrice du Saint-Béni-Soit-Il, et c’est la raison pour laquelle nous le remercions en disant “rabba émounatekha” = grande est ta ‘émouna’, ce qu’on doit entendre comme : “grande est la force de vie que Tu nous dispenses quotidiennement avec grâce et miséricorde”.
Cette compréhension se fonde en particulier sur l’analyse, par la Guémara de Haguiga [14a], de l’expression “rabba emounatekha”, elle-même tirée d’un verset du Livre des Lamentations [3, 23].
2. La part de l’homme dans la ‘emouna’.
L’homme, qui a été créé à l’image de Dieu, a le devoir de suivre en tout l’exemple divin :
“Comme Il est miséricordieux, toi aussi sois miséricordieux” [Chabbat 133b].
Comme Dieu est créateur et maamin de manière active, l’homme doit être à son tour créateur et maamin de manière active. C’est-à-dire qu’il doit mettre en œuvre sa capacité créatrice pour exprimer la vie qui est en lui, dans toutes ses pensées, dans tous ses sentiments et dans toutes ses actions. C’est ainsi que le premier devoir de l’homme est la reproduction, la mise au monde d’un être qui est la continuation de sa propre vie. De manière plus large, la mise en application de toutes les mitsvot et de tous les enseignements divins est l’expression naturelle de notre âme dans le monde du concret. C’est ce qu’écrit la Thora :
“Vois, J’ai mis devant toi aujourd’hui la vie et le bien [d’un côté], et la mort et le mal [de l’autre] ; [en faisant] ce que Je t’ordonne aujourd’hui, d’aimer l’Éternel ton Dieu, de marcher dans ses voies et de garder ses commandements, ses lois et ses jugements, tu vivras et tu te multiplieras, et l’Éternel ton Dieu te bénira et te multipliera sur la terre dont tu vas prendre possession” [Deutéronome 30, 15-16].
Et aussi :
“Toutes tes mitsvot sont ‘émouna’ ” [Psaumes 119, 86].
Et si l’on objecte qu’en tant que créature, comme nous l’avons vu plus haut, l’homme est assigné à être ‘maamin de manière passive’, et non active, il convient de comprendre que l’activité et la passivité dont on parle ici peuvent coexister sur deux plans différents.
Si l’on voit les choses d’en-haut, il est clair que le Créateur est seulement actif, et la créature seulement passive. Celle-ci est maamina en ce qu’elle reçoit la vie, et elle contribue en cela au dévoilement divin, qu’elle en soit consciente ou non, et qu’elle le veuille ou non. Si l’on voit les choses d’en-bas, on doit constater que l’acte créateur lui-même introduit une différence de nature entre la créature et l’idéal divin qui lui a servi de modèle, du fait de la nature matérielle de la créature, qui implique une chute inévitable de sa capacité de dévoilement divin par rapport au plan initial. Ce qu’elle réussit néanmoins à exprimer de vie divine représente sa contribution propre, à la mesure de sa chute par rapport à l’idéal créateur. Cette situation de émouna passive permet donc à l’être créé d’exprimer le Divin à sa manière propre, un peu comme on dit qu’un tableau ‘exprime’ la personnalité d’un artiste, alors qu’il n’a jamais eu d’autre action que de se prêter plus ou moins bien aux gestes du peintre.
L’homme partage cette condition de créature, à ceci près qu’étant ‘créé à l’image de Dieu’, il a aussi une capacité d’intelligence et de connaissance qui lui permet de travailler consciemment sur le monde et sur lui-même, afin de réparer la chute de l’idéal divin dans la réalité concrète. Il use de cette capacité selon son libre-arbitre, soit en agissant volontairement pour parfaire le dévoilement divin et il est alors maamin de manière active, soit en renonçant à sa dignité d’homme pour être comme les animaux un maamin de manière passive, ne dévoilant le Divin qu’en menant une vie mal employée.
3. L’étude de la ‘émouna’.
La émouna, en tant que vitalité divine, existe spontanément chez l’homme. Ce qu’il en fait dépend de son libre arbitre, mais aussi de la compréhension qu’il a de sa relation au Créateur. Et il y a un danger réel que cette vitalité divine, mal comprise et mal employée, se dévoie au point de prendre des formes monstrueuses, comme on l’a vu malheureusement à de multiples reprises quand des religions, ou des utopies qui en tenaient lieu, semèrent la terreur et la mort dans l’humanité entière. C’est pourquoi cette source vitale, identifiée comme divine, doit être comprise aussi profondément que possible, afin d’éviter les contresens et les fausses routes. Tel est le but de l’étude de la émouna, qui doit obligatoirement constituer la base de toute formation religieuse et en orienter constamment sa mise en pratique. On peut citer à ce propos la formule célèbre d’un philosophe français : “Science sans conscience n’est que ruine de l’âme” pour l’appliquer tout aussi bien à l’étude religieuse du peuple d’Israël : l’étude technique de la halakha sans approfondissement de la relation à Dieu et à son projet, risque de conduire à une déconnexion entre le Divin et le monde réel, source d’erreurs fondamentales et de discrédit pour le judaïsme.
4. Pour approfondir :
Cours vidéo du Rav Yossef Ben Shushan :