2. Une grave maladie

La question est de savoir quel est le siège principal de la maladie. Celui qui veut guérir une maladie doit repérer son origine, et pas seulement ses signes extérieurs. Bien sûr, il faut aussi traiter les symptômes pour alléger la souffrance du malade. Et il arrive que les symptômes aient des effets en retour qui compliquent encore l’origine de la maladie. Par conséquent, si le problème de la Génération est au niveau du cœur, il faut enthousiasmer son cœur et émouvoir l’homme ! Si le fond de la maladie est dans les envies et le laisser-aller, alors il faut donner des coups, punir, mettre en prison, lancer des pierres, faire peur, pour faire contrepoids aux envies et au relâchement. Mais si l’origine de la maladie est dans le cerveau, alors il faut enseigner le livre ‘Orot’ ! Rien d’autre n’aidera.

Les plus grands sages du temps du Rav notre maître n’ont pas suivi son diagnostic. Le Rav notre maître évalua sa génération comme le Rambam avait évalué la sienne dans le Guide des Égarés. Le Rambam disait que si les gens méprisaient les mitsvot, c’était parce qu’ils avaient l’esprit embrouillé, et non parce qu’ils manquaient d’idéalisme. C’est pourquoi le Rambam ne prêcha pas la morale dans son livre, mais il tint un discours de haut niveau, dans un langage que sa génération était capable de comprendre : c’était un livre de émouna traduit en concepts aristotéliciens. D’ailleurs, son livre ne s’appelle pas le ‘guide des pécheurs’, mais le ‘guide des égarés’, traduit en version anglaise ‘guide des hébétés’, par allusion à : “la terre était hébétude et désolation” [Genèse 1, 2], ce que Rachi traduit en ancien français par ‘étourdissement’.

Bien sûr, il y a une différence essentielle entre la génération du Rav notre maître et celle du Rambam. La plupart des Juifs de l’époque du Rambam n’avaient pas lu Aristote sauf une poignée d’entre eux, et c’est la raison pour laquelle les sages ashkénazes bannirent ce livre, en prétendant qu’il allait égarer les croyants. Le Rambam lui aussi avait conscience de ce danger, c’est pourquoi il prévient le lecteur, dès l’introduction, que son livre n’est pas destiné à un large public, mais qu’il s’adresse à une minorité qui peut tirer profit de son contenu. À l’époque du Rambam, la grande majorité des gens étaient croyants, mais ils étaient vulnérables aux fautes à cause de leurs désirs et de leurs penchants, comme dans toutes les générations passées, et non par un débat et un emportement idéaliste. Alors qu’à l’époque du Rav Kook et à notre époque, au contraire, la plupart des Juifs sont animés par la force de la pensée, et motivés par toutes sortes d’idéaux.

Aujourd’hui, chacun a sa conception du monde, même le jeune qui traîne dans la rue jusqu’à minuit avec ses copains. Que fait-il, ce jeune homme ? Il se construit une conception du monde fondée sur la discussion et le débat. Il y a autant de conceptions du monde que de Juifs dans le pays ! Il y a parfois un homme ‘riche’, avec plusieurs conceptions du monde : tous les jours il saute de l’une à l’autre selon son humeur, et toujours par attrait de la vérité et recherche de la vérité.

Pour forger sa propre conception du monde, il faut être instruit. Et même si quelqu’un reste dans les sentiers battus, cela ne veut pas dire qu’il n’ait pas de questions, ni qu’il soit satisfait des réponses qu’il reçoit. Un jour, nous voyons un jeune homme qui a des papillotes, et le lendemain il ne les a plus ; un jour il porte des tsitsit, et le lendemain il ne les a plus. Son instabilité vient de ce qu’il se forge sa vision du monde lui-même et avec ses amis, sans jamais venir en parler avec un rav ou un éducateur. On voit la même chose dans tous les types de publics.

Les harédim dressent d’épaisses murailles contre la société environnante. Une telle attitude peut se comprendre, mais de nos jours tout pénètre, même dans les murailles les plus épaisses. Il y a des gens qui, vus de l’extérieur, ont l’apparence de harédim en toute chose mais qui, chez eux, se comportent de manière complètement différente. De telles personnes vivent dans une grave conflit intérieur, et ils payent un tribut personnel très lourd pour ne pas sortir de leur milieu social.

Tout au sommet de la pensée qui embrasse tout – l’intellect est le roi des forces vitales, et si l’intellect est frappé, si le roi est frappé, tout le royaume s’effondre. L’intelligence et la pensée sont la forme divine qui est en l’homme, comme le dit le Rambam au début et à la fin du Guide des Égarés. Le lien entre l’homme et Dieu passe par l’intelligence. La Présence divine, la lumière divine qui habite l’homme, réside dans son intelligence. [Bien entendu, il y a de nombreuses forces en l’homme et l’intelligence ne règne pas seule, il a un gouvernement et des soldats, comme le dit le livre du Kouzari à propos du hassid mochel. Un homme qui serait exclusivement dans l’intellect serait mentalement anormal, ce serait un déséquilibré, ses ‘ministres’ se révolteraient contre leur chef s’il ne leur donnait pas la considération qu’ils méritent]. Il faut donc faire entrer l’intelligence, la Thora, dans tout le ‘royaume’, c’est-à-dire dans l’état, dans l’armée, dans l’enseignement, dans la construction du pays, dans la vie sociale.

Dans la force de la pensée se cache une grave maladie – Il arrive que des défauts extérieurs, un mauvais comportement, gênent le diagnostic de la vraie maladie. Et il se peut aussi qu’il n’y ait aucune atteinte extérieure alors que la maladie ravage l’intérieur – qui est plus profonde que tout ce que nos mots peuvent dire – nous n’avons pas encore trouvé de langage ni de mots pour expliquer cette maladie car nous n’y sommes pas accoutumés, elle est relativement nouvelle –  et à cause de laquelle “un homme ne comprend plus le langue de son prochain” [Genèse 11, 7]. Il y a un problème de communication entre les mondes et entre les cultures. Un Juif fidèle et craignant Dieu ne comprend pas ce qui se passe dans la tête des jeunes de cette génération, il pense : “Ce sont des dévoyés ! Si nous les réprimandons, ils se redresseront aussitôt…”. Mais le Rav notre maître n’est pas du tout de cet avis, il dit : “Tu te trompes ! Il y a là un lion qui sort de sa tanière et qui peut tout dévorer, tu ne vois pas la réalité !”.

Et tous les événements concomitants, tous les phénomènes qui vont avec l’apparition des désirs et du laisser-aller, avec l’attirance pour la beauté (l’esthétisme), comme les chansons, les films et les différentes créations artistiques, amplifient encore l’extension de cette maladie fatale, ils aggravent en retour les problèmes existants, nos yeux le voient et ils n’en peuvent plus.

Même sans beaucoup chercher, nous voyons que la cause de tous les tourments de la Génération est uniquement la pensée. En fait, la grande masse est entraînée vers le courant mauvais par une éruption désordonnée, la Génération s’attache à des expériences, aux sentiments et à l’imagination, elle aime les choses qui l’exaltent – par l’appui qu’elle prend sur certaines de ses autorités, et par l’inconsistance de sa raison. Arrive un penseur athée, un chanteur ou un acteur doué de charisme, et tout le monde s’entiche de lui et le suit docilement. Apparemment, c’est de la frivolité ! Comment le Rav notre maître peut-il dire que la cause de tout cela est la force de la pensée ? Le Rav connaissait cette objection, et il va y apporter tout de suite une réponse sur le fond.

Mais la cause profonde qui entraîne tout cela est le mouvement général de la pensée... Le mot ‘général’ signifie que ce sont ‘les gens’ ont commencé de réfléchir dans cette génération. Bien sûr, même avant, les gens ont toujours pensé à toutes sortes de choses, mais la grande masse n’était pas capable de réfléchir de manière autonome. Aujourd’hui, la masse des gens est capable de réfléchir, et ils ont par conséquent commencé de réfléchir et de demander des comptes sur tout. Le mot ‘mouvement’ renvoie à un processus qui accumule de la puissance et qui s’entretient de lui-même, il y a une poussée intérieure dans cette chose. Dans nos anciens vocables cela s’appelle une passion, une envie, une volonté intérieure puissante.

D’où tout cela est-il venu ? Le Maître du monde a décrété qu’apparaissent des âmes nouvelles. En fait, l’apparition de ces âmes nouvelles ne se fait pas seulement par la voie du miracle, mais aussi de manière naturelle, petit à petit. Des phénomènes ont eu lieu dans l’esprit humain, qui ont permis l’apparition de ces âmes. Par exemple, on a vu apparaître l’esprit critique : tout ce qu’on dit est sujet à discussion, et on n’admet plus rien comme allant de soi, sous prétexte que quelqu’un d’important l’a dit.

Les conséquences sont les suivantes : 1/ Le public ne s’en remet pas aveuglément à ses dirigeants, à ‘l’alliance du trône et de l’autel’. 2/ Différentes idées se répandent largement, et arrivent en tout point du monde. 3/ Des changements apparaissent dans la pensée sociétale, les gens commencent de faire des comparaisons d’un endroit à l’autre.  4/ La pensée scientifique et critique se généralise. 5/ Les idées évoluent rapidement, beaucoup plus vite que la capacité des enseignants et des éducateurs à les transmettre. 6/ Il y a une aspiration à la grandeur en sautant les étapes, et il n’existe pas de méthode pour arriver à cela.

…qui a trouvé sa place dans le cerveau des ‘forces vives’ – des personnes pleines d’énergie et d’initiative. Bien entendu, il y eut de telles personnes à toutes les générations, mais pas dans le domaine de la pensée. Au fil des générations, on ne posait pas la question du ‘pourquoi’. Maintenant, dit le Rav, les forces vives posent aussi la question du ‘pourquoi’ – parce qu’il est venu demander des comptes, les ‘forces vives’ exigent des explications rationnelles sur tout. Ces gens ne sont nullement prêts à admettre quoi que ce soit sans le comprendre : ni les tsitsits, ni les téfilines, ni le Chabbat, ni la tsniout, etc. Tu diras peut-être : mais vous devez avoir la foi ! Certainement, mais pour le moment, il ne suffit pas de dire cela. Les forces vives, qui représentent ‘le mouvement de la pensée’, demandent des comptes sur tout le trésor de sentiments qu’ils avaient dans le cœur depuis toujours – jusqu’à l’époque des Lumières, il y avait dans le cœur des Juifs un sentiment pur concernant tout ce qui touchait à la Thora et aux mitsvot, c’est pourquoi ils ne se posaient pas de questions sur la foi. – Par habitudecar ce sentiment pur se perpétuait dans leur cœur au moyen d’une pratique machinale.