La question est de savoir où est le siège principal de la maladie. Celui qui veut guérir doit distinguer l’origine de la maladie, et pas seulement ses signes extérieurs. Bien sûr, il faut aussi soigner les symptômes pour alléger la souffrance du malade. Quelquefois aussi, les symptômes sont susceptibles d’avoir des contrecoups et de compliquer la maladie principale. C’est pourquoi, si le problème de la Génération est dans le cœur, il faut enflammer le cœur, exalter les sentiments de l’homme ! Et si le fond de la maladie est dans les mauvais désirs et le relâchement, il faut lui donner des coups, le punir, le mettre en prison, lui lancer des pierres, lui faire peur, pour contrebalancer les mauvais désirs et le relâchement. Mais si l’origine de la maladie est dans le cerveau, alors il faut enseigner le livre ‘Orot’ ! Rien d’autre n’aidera.
Les plus grands sages du temps du Rav notre maître n’ont pas suivi son diagnostic. Le Rav notre maître évalua la Génération comme le Rambam avait évalué la sienne dans le Guide des Égarés. Le Rambam disait que si les gens méprisaient les mitsvot, c’était parce qu’ils avaient l’esprit embrouillé, et non parce qu’ils manquaient d’idéalisme. C’est pourquoi le Rambam ne prêcha pas la morale dans son livre, mais il tint un discours de haut niveau dans un un langage que sa génération était capable de comprendre : c’était un livre de émouna traduit en concepts aristotéliciens. D’ailleurs, son livre ne s’appelle pas le ‘guide des pécheurs’, mais le ‘guide des égarés’, traduit en version anglaise ‘guide des hébétés’, par allusion à : “la terre était hébétude et désolation” [Genèse 1, 2], ce que Rachi traduit en ancien français par ‘étourdissement’.
Bien sûr, il y a une différence essentielle entre la génération du Rav notre maître et celle du Rambam. La plupart des Juifs de l’époque du Rambam n’avaient jamais lu Aristote, mis à part une poignée d’entre eux, et c’est la raison pour laquelle les sages ashkénazes bannirent ce livre, en argumentant qu’il allait égarer les croyants. Le Rambam avait lui aussi conscience de ce danger, c’est pourquoi il prévient le lecteur, dès l’introduction, que son livre n’est pas destiné à un large public, mais qu’il s’adresse à une minorité qui peut tirer profit de son contenu. À l’époque du Rambam, comme dans toutes les générations passées, la grande majorité des gens étaient croyants, mais ils étaient vulnérables aux fautes à cause de leurs désirs et de leurs penchants. Ils ne pouvaient être égarés ni par le débat d’idées, ni par des motifs idéalistes. Alors qu’à l’époque du Rav Kook et à notre époque, au contraire, la plupart des Juifs sont animés par la force de la pensée, et motivés par toutes sortes d’idéaux.
Aujourd’hui, chacun a une conception du monde à lui, même le jeune qui traîne dans la rue jusqu’à minuit avec ses copains. Que fait-il, ce jeune homme ? Il se construit une conception du monde fondée sur la discussion et le débat. Il y a autant de conceptions du monde que de Juifs dans le pays ! Il y a parfois un homme ‘riche’, avec plusieurs conceptions du monde. Tous les jours il saute de l’une à l’autre selon son humeur, et tout cela par inclination à la vérité et recherche de la vérité.
Pour élaborer sa propre conception du monde, l’instruction est nécessaire. Mais même si quelqu’un ne sort pas des sentiers battus, cela ne veut pas dire qu’il n’ait pas de questions, ni qu’il soit satisfait des réponses qu’il reçoit. Un jour, nous voyons un jeune homme qui porte des papillottes, et le lendemain il ne les a plus. Un jour il a des tsitsit, et le lendemain il ne les porte plus. Son instabilité vient de ce qu’il se forge sa vision du monde lui-même et avec ses amis, sans jamais venir en parler avec un rav ou un éducateur. On voit la même chose dans tous les types de publics.
Les harédim dressent d’épaisses murailles contre la société environnante, et une telle attitude peut se comprendre, mais de nos jours tout pénètre, même les murailles les plus épaisses. Il y a des gens qui, vus de l’extérieur, ont l’air de harédim en toute chose, mais qui, chez eux, se comportent de manière complètement différente. De telles personnes vivent dans une grave contradiction intérieure, et ils payent un tribut personnel très lourd pour ne pas sortir de leur périmètre social.
Au sommet de la pensée, qui embrasse tout – l’intellect est le roi des forces vives, et si l’intellect est frappé, si le roi est frappé, tout le royaume s’effondre. L’intelligence et la pensée sont l’image divine qui est en l’homme, comme le dit le Rambam au début et à la fin du Guide des Égarés. Le lien entre l’homme et Dieu passe par l’intelligence. La Présence divine, la lumière divine qui t’habite, réside dans l’intelligence. [Bien entendu, il y a de nombreuses forces en l’homme, l’intelligence ne règne pas seule, il a un gouvernement et des soldats, comme le dit le livre du Kouzari à propos du ‘hassid mochel’. Un homme qui serait exclusivement dans l’intellect serait mentalement anormal, ce serait un déséquilibré. Ses ‘ministres’ se révolteraient contre leur chef, s’il ne leur donnait pas la considération qu’ils méritent]. Il faut par conséquent faire entrer l’intelligence, la Thora, dans tout le ‘royaume’, c’est-à-dire dans l’état, dans l’armée, dans l’enseignement, dans la construction du pays, dans la vie sociale.
Dans la force de la pensée se cache une maladie pernicieuse – parfois, des défauts extérieurs, un mauvais comportement , gênent le diagnostic de la maladie véritable. Et parfois, il n’y a aucune atteinte extérieure, alors que la maladie ravage l’intérieur – plus profonde que tout ce que le langage commun peut exprimer – nous ne nous sommes pas encore adapté un langage et des mots pour décrire cette maladie parce nous n’y sommes pas habitués, elle est relativement nouvelle – qui fait qu’“un homme ne comprend plus la langue de son prochain” [Genèse 11, 7]. Il y a un problème de communication entre les mondes et entre les cultures. Un Juif fidèle et craignant Dieu ne comprend pas ce qui se passe dans la tête des jeunes de cette génération. Il pense : “Ce sont des dévoyés ! Si nous les réprimandons, aussitôt ils se redresseront…”. Mais le Rav notre maître n’est pas du tout de cet avis. Il dit : “Tu te trompes ! C’est un lion qui sort de sa tanière et qui peut tout dévorer ! Tu n’intègres pas la réalité !”.
Et tous les phénomènes collatéraux, tous les phénomènes qui accompagnent la mise à nu des désirs et du relâchement, l’attirance pour la beauté (l’esthétisme), comme les chansons, les films et les différentes créations artistiques, agissent comme des poisons pour élargir encore le champ de cette maladie mortelle, ils aggravent les problèmes existants en retour. Nos yeux voient cela, et ils sont désespérés.
Même sans beaucoup chercher, nous voyons que la cause de toutes les douleurs de la Génération n’est autre que la pensée. En fait, la grande masse est drainée vers le courant mauvais par une éruption de désordre, la Génération s’attache à des expériences, aux sentiments et à l’imagination, elle aime les choses qui l’exaltent – par l’appui qu’elle prend sur certaines de ses autorités, et par l’inconsistance de sa raison. Arrive un penseur athée, ou un chanteur et un acteur doué de charisme, et tout le monde s’éprend de lui et le suit docilement. Apparemment, c’est de la frivolité, comment le Rav notre maître peut-il dire que la cause de tout est la force de la pensée ? Le Rav connaissait cette objection, et il va y apporter tout de suite une réponse sur le fond.
Mais la cause profonde de tout cela est l’essor général de la pensée. Le mot ‘général’ signifie que ce sont ‘les gens’ ont commencé de réfléchir dans cette génération. Bien sûr, même avant, les gens ont toujours pensé à toutes sortes de choses, mais la grande masse n’était pas capable de réfléchir de manière autonome. Aujourd’hui, la masse des gens est capable de réfléchir, et ils ont donc commencé à réfléchir et à demander des comptes sur tout. Le mot ‘mouvement’ évoque une accumulation de puissance qui s’entretient d’elle-même, il y a une poussée intérieure dans cette chose. Dans nos mots anciens, cela s’appelle une passion, une envie, une volonté intérieure puissante. D’où tout cela est-il venu ? Le Maître du monde a décrété qu’apparaissent de nouvelles âmes. En fait, l’apparition de ces âmes nouvelles ne se fait pas seulement par la voie du miracle, mais aussi de manière naturelle, petit à petit. Des phénomènes ont eu lieu dans l’esprit humain, qui ont permis l’apparition de ces âmes. Par exemple, on a vu apparaître l’esprit critique : tout ce qu’on dit est sujet à discussion, et on n’admet plus rien comme allant de soi, sous prétexte que quelqu’un d’important l’a dit.
Les conséquences sont les suivantes : 1/ Le public ne s’en remet pas aveuglément à ses dirigeants, à ‘l’alliance du trône et de l’autel’. 2/ Différentes idées se répandent largement, et arrivent en tout point du monde. 3/ Changement dans la pensée sociétale : les gens ont commencé à faire des comparaisons d’un endroit à l’autre. 4/ Pensée scientifique, critique. 5/ La pensée évolue rapidement, beaucoup plus vite que la capacité des enseignants et des éducateurs à la transmettre. 6/ Aspiration à la grandeur en sautant les étapes, et il n’y a pas de guidance pour arriver à cela.
…qui eut lieu dans le cerveau des ‘forces vives’ – des personnes pleines d’énergie et d’initiative. Bien entendu, il y eut de telles personnes à toutes les générations, mais pas dans le domaine de la pensée. Au cours des générations, on ne posait pas la question du ‘pourquoi’. Maintenant, dit le Rav, les forces vives posent aussi la question du ‘pourquoi’ – parce qu’elle [la pensée] vint demander des comptes, les ‘forces vives’ exigent des explications rationnelles sur tout. Ces gens ne sont nullement prêts à admettre quoi que ce soit sans le comprendre : ni les tsitsits, ni les téfilines, ni le Chabbat, ni la tsniout, etc. Peut-être leur objectera-t-on : vous devez avoir la foi ! Certainement, mais pour le moment, il ne suffit pas de dire cela. Les forces vives, qui représentent ‘l’essor de la pensée’, demandent des comptes sur tout le trésor de sentiments qu’ils avaient dans le cœur depuis toujours – jusqu’à l’époque des ‘Lumières’, il y avait dans le cœur des Juifs un sentiment pur pour tout ce qui concernait la Thora et les mitsvot, c’est pourquoi ils n’avaient pas de questions sur la foi – par habitude – ce sentiment pur se perpétuait dans leur cœur au moyen d’une pratique machinale.