4. La foi : grande ou petite

Quand un homme a une grande émouna, elle absorbe sans coup férir les objections rationnelles, même  les plus fortes, qui cherchent à la déstabiliser. Mais quand la émouna est petite, elle se laisse démonter complètement  par les objections rationnelles dès qu’elles prennent de la force. Dans les dernières générations, nous n’avons pas eu le mérite d’une grande émouna, tout simplement parce que nous n’avons pas étudié la émouna et que de ce fait les arguments ont démoli notre émouna routinière et banale.

Le Rav Simha Bounem de Pshiskhe dit à son élève, Rabbi Menahem Mendel de Kotsk, qui avait un esprit génial et virulent : “Tu dois avoir une émouna exceptionnelle, car tu as une intelligence exceptionnelle !”. Un jour, Rabbi Simha posa cette question : “Pourquoi boit-on quatre verres lors du Séder de Pessah ? Parce que la nuit du Séder est une nuit d’étude, de prise de conscience, et comme on doit beaucoup approfondir les choses on doit boire du vin qui met l’intellect à l’écart, comme on le dit à Pourim : on doit boire du vin ‘jusqu’à ne plus savoir’ [Méguila 7b]. C’est pourquoi on a besoin de boire quatre verres. Et toi,” dit Rabbi Simha à Rabbi Menahem Mendel, “comme tu approfondis beaucoup les choses, tu dois avant toute réflexion mettre de côté ton intellect. Pour toi, quatre verres ne sont pas suffisants, tu dois boire davantage”.

Le mouvement des Lumières a pris au dépourvu le peuple d’Israël en particulier, et le genre humain en général, ils n’étaient pas prêts. En quoi le peuple d’Israël n’était-il pas prêt ? Parce qu’ils n’avait pas écouté l’appel pressant des Grands d’Israël de toutes les générations, qui proclamaient l’importance de l’étude de la émouna. Le prophète s’écrie : “Les détenteurs de la Thora ne Me connaissent pas !” [Jérémie 2,8]. Non seulement certains disaient qu’on n’avait pas besoin d’étudier le moussar, mais ils s’opposaient par principe à l’étude de la émouna. Pourquoi ? Parce qu’ils craignaient que l’étude suscite des questions auxquelles ils n’y aurait pas de réponses [voir Ikvé Hatson, Hapahad]. Bien-entendu, c’est une erreur de dire cela car les questions se posent d’elles-mêmes. Au contraire, il vaut mieux que tu poses la question et que tu y apportes une réponse, plutôt que ton fils la pose et reste sans réponse ; de même qu’il vaut mieux donner un vaccin contre une maladie plutôt que de la laisser se déclarer pour la traiter ensuite.

Dans la Hagada de Pessah, [parmi les quatre fils qui interrogent leur père sur la sortie d’Égypte,] le ‘sage’ pose la même question que le ‘méchant’, mais en partant de la emouna, et non sur l’air de révolte entonné par le méchant. De même, il est possible de demander “pourquoi faut-il mettre des tsitsits” avec deux intonations différentes [allusion à la révolte de Korah (Nombres 16), selon le midrach rapporté par Rachi]. Plus généralement, toutes les questions de la Critique Biblique ont déjà été posées par les Sages du Talmud et par les Richonim, mais bien évidemment sur le mode de la foi, et non sur celui du reniement.

[Mais la cause profonde de tout cela est] le mouvement global de la pensée qui trouva place dans le cerveau des forces vives, parce qu’il vint demander des comptes sur tout le trésor de sentiments présent dans leur cœur depuis toujours, entretenu à des degrés divers par la force de l’habitude, de l’éducation et de la tradition, la tradition d’aujourd’hui n’a plus la force de ranimer la flamme ; l’habitude des devoirs est une bonne chose, mais par ailleurs elle empêche d’avancer vers l’avenir, et qu’elles ne trouvèrent pas le moyen d’expliquer clairement sous tous ses aspects – le mouvement général de la pensée, qui analyse et demande des comptes sur tout, ne parvint pas à clarifier complètement les questions de la foi. En exil, il n’y avait aucune possibilité de développer vraiment le sujet de la émouna, nous étions plus occupés à assurer notre survie, sur le plan économique comme sur le plan physique à cause des émeutes. Elles – la grande masse des genspensaient n’y trouver que les ternes aspects d’un sentiment privé de fondement rationnel – les gens disent : “le judaïsme est obscur, il ne nous ressemble pas, nous qui sommes le mouvement de l’intelligence, le mouvement des lumières” ! Ils pensent que le judaïsme n’est fondé que sur des exaltations superficielles, sans connaissance approfondie ni argumentée de la émouna ; d’une peur – ils pensent que la religion est la marque de la peur. Ils voient qu’on leur fait peur avec la crainte du châtiment : “si vous n’accomplissez pas les mitsvot, vous finirez en enfer” ; ou : “si vous ne suivez pas les lois de la pureté familiale, vous attraperez le cancer”. Quand on n’est pas capable d’amener les gens à s’élever spirituellement par la voie d’une conscience profonde et d’une foi profonde, on les pousse par la peur ; mais aujourd’hui la peur n’a plus de prise sur l’ensemble de la génération, seulement sur une petite minorité ; et d’une mollesse – ils voient des gens sans motivation, et ils disent que le judaïsme est une forme d’oisiveté, sans motivation ni courage de vivre. Ils ne voient pas les religieux faire avancer la réalité : le sionisme leur manque, l’alya leur manque, l’initiative leur manque… Qu’est-ce que cela sinon de l’oisiveté ?

Et leur cœur s’emplit de rage, les ‘forces vives’ voient dans la religion l’ennemi principal de l’humanité. “La religion est l’opium du peuple”, disait Karl Marx, elle endort les masses, elle est la cause de l’injustice sociale. Et que répondent les religieux là-dessus ? – “Ce n’est pas très important, l’essentiel est le monde à venir” ! Comme l’affirme le dicton chrétien : “Celui qui est pauvre dans ce monde sera riche dans le monde à venir” ! Un jour, le besoin se fit sentir de construire un hôpital à Jérusalem, et de l’argent fut envoyé d’Europe à cette fin. Mais les habitants de Jérusalem dirent à cette époque : “Nous n’en avons pas besoin, Dieu pourvoira à la guérison” ! Il est évident qu’une telle réaction a de quoi irriter les gens. Les ‘forces vives’ disaient aussi : “Il faut aller à l’armée”, et les religieux répondaient : “Non, que Dieu nous en préserve, Dieu nous viendra en aide” ! Bien sûr que Dieu aidera, mais Dieu nous aide à travers nous-mêmes et par nos propres forces, et l’étude de la Thora ne suffit pas pour tout arranger !

Certains disent de nos jours : “Accords d’Oslo ou pas accords d’Oslo,  tous les malheurs viennent de la profanation du Chabbat et de la tsniout. Quel rapport ?! Quand les gens entendent des choses pareilles, leur sang ne fait qu’un tour et ils se transforment en militants antireligieux, non pas à cause de leur penchant au mal, mais par idéalisme, au nom de la justice et de la bravoure. Bien sûr, l’abandon de la Thora les amène à s’engloutir dans les fautes, et leur mauvais penchant lui aussi se mêle à leur combat. Mais au fond, leur lutte est idéaliste, tout vient de ce qu’il leur semble qu’il n’y a aucune force de vie dans la religion.

Et comme elles – les ‘forces vives’ ne trouvèrent pas de voie tracée – puisque dans aucun domaine de la foi d’Israël il n’existait de littérature ordonnée et claire, écrite dans leur langue familière plutôt que dans celle du Zohar ou du Guide des Égarés – pour éclairer à la lumière de la connaissance ce sentiment – la crainte de Dieu – gardé depuis les temps les plus anciens, qui furent aussi les plus fastes pour notre nation… Dans toutes les générations précédentes, pendant des milliers d’années, l’observance de la Thora était bâtie pour l’essentiel sur un ressenti positif de la crainte de Dieu. Mais en vérité l’intelligence n’est pas moins nécessaire que le sentiment, et se contenter d’un seul point d’appui provoque un déséquilibre. Celui qui ne s’appuie que sur l’intellect reste froid et desséché, et celui qui ne s’appuie que sur le sentiment ne résistera pas aux vents de l’hérésie. Pendant des milliers d’années nous avons été boiteux, et maintenant arrive le temps où nous devons retrouver notre équilibre. Il n’est pas possible de continuer d’expliquer la Thora à la manière des générations précédentes, car dans notre génération se trouvent les âmes nouvelles qui ont besoin d’une nourriture nouvelle basée sur l’ancienne.

Le Ridbaz dit un jour au Rav notre maître, après avoir lu un paragraphe qu’il avait écrit : “Il me suffit de la crainte de Dieu comme l’avait ma grand-mère !” Notre maître lui répondit qu’il n’avait aucun doute que la crainte de Dieu de sa grand-mère était cachère, mais que de nos jours cela ne suffit plus. On ne peut plus se contenter du seul sentiment, cela ne convainc pas la génération. Bien sûr il ne faut pas non plus ‘tuer’ le sentiment, et notre maître lui-même était un poète et un homme sensible.