Comment avons-nous guéri ? Simplement comme ça ? Non.
L’exil prolongé, terrible et redoutable avec ses affreuses persécutions, fut pour elle le creuset qui l’a affinée et épurée “comme un feu purificateur et comme la potasse des blanchisseurs”. La pression fut accablante et les souffrances dépassèrent les limites de la résistance humaine, particulièrement dans la dernière période. Le Rav notre maître veut sans doute parler des pogroms en Russie. Il n’a pas vécu l’époque de la Choah. Certes il l’avait pressentie, mais il était de l’époque précédente. Si l’on met toutes les souffrances de l’exil sur un plateau de la balance, et les souffrances de la Choah sur l’autre plateau, la Choah pèse plus lourd que tout le reste. L’auteur de ‘Ech Kodech’, Rabbi Kalonymus Kalman Shapira, Admor de Piaseczno, écrit que les souffrances de la Choah ont été pour la nation un rude et douloureux nettoyage qui l’a préparée à la Délivrance. Dans le livre ‘Em Habanim Seméha‘, le Rav Yissachar Shlomo Teichtal écrit que la leçon essentielle à tirer de la Choah est ce qu’il faut faire : monter en Terre d’Israël, construire le pays, unir la nation. Ce furent des douleurs toutes de feu brûlant qui nettoyèrent, polirent, purifièrent, attendrirent et affinèrent le cœur de pierre : « J’ôterai le cœur de pierre de leur corps et Je leur donnerai un cœur de chair » [Ézéchiel 11; 19].
Tout cela avait déjà commencé avec les souffrances de l’exil. “Le sel adoucit la viande et les tourments nettoient le corps de l’homme”. Grâce à la brûlure du sel la viande se conserve. Autrefois, quand il n’y avait pas de réfrigérateurs, on conservait la viande dans le sel. Les marins qui partaient plusieurs mois en mer pêchaient des poissons et les conservaient dans le sel. Les souffrances de l’exil ne sont pas une punition mais un remède, une purification. Le Rav notre maître explique ailleurs cette notion de ‘purification’ par le secret de la ‘montée des générations’. On peut dire que ce n’est pas contradictoire, car les qualités morales qui conduisent à la purification ont été acquises par des souffrances [et ces mérites ont été cumulés de génération en génération].
Or il en est de la nation comme de l’individu. Le Rav notre maître s’est occupé principalement de la Thora de la nation. Bien entendu il a aussi abordé le sujet de la Thora de l’individu, par exemple dans ‘Orot Hatechouva’, ‘Moussar Avikha’, une moitié de ‘Aïn Aya’ et ‘Orot Hakodech’. De très nombreux livres ont été écrits sur la Thora de l’individu pendant les deux mille ans de l’exil, des livres de moussar puissants et excellents qu’il faut étudier, depuis ‘Hovot Halevavot‘ jusqu’à ‘Messilat Yécharim‘. Mais sur le perfectionnement moral au niveau collectif, nous manquons de livres pour l’analyser et nous servir de guides. On ne s’est pas occupé de cela, ou plus exactement le temps n’était pas encore venu de s’occuper de cela. Il est néfaste d’aborder des sujets de manière prématurée, comme par exemple de prendre un jeune enfant pour l’instruire sur les relations conjugales.
À l’armée, il y a une formation au niveau de l’individu, pour apprendre au combattant comment survivre seul dans une forêt par exemple, et il y a une formation collective, pour apprendre comment fonctionne une section ou une brigade. Bien entendu les deux types de formation sont complémentaires, on ne cherche pas à former des combattants isolés !
Le livre du ‘Tanya‘ est tout entier consacré à l’individu, il n’y est pas question de la dimension collective. Un jour, quand je faisais mon service militaire pendant la Guerre de Kippour, des hassidim de Habad vinrent parler aux soldats ; ils donnèrent une pièce de dix agourot à chacun en disant : “Tu es ‘chargé de mitsva’, et aux chargés de mitsva il n’arrive rien de mal ; à la fin de la guerre donne cette pièce à la tsedaka, et d’ici là elle te protégera”. L’un d’eux demanda : “Et le fait que je suis combattant, ce n’est pas une mitsva pour vous ?” – Les Habad lui répondirent : “Maintenant tu as deux mitsvot, la guerre et les dix agourot” ! Les hilonim m’ont regardé, et moi j’ai évité leur regard… les Habad n’ont pas compris.
Une autre histoire qui illustre bien les deux dimensions de la Thora m’a été racontée par un ami rabbin : “Un jour, des hassidim de Habad sont venus dans notre unité. Ils ont parlé, ils ont raconté des histoires, ils ont chanté, et ils nous ont relevé le moral. Et puis ils sont partis. Et moi,” me raconte ce rabbin, “alors que j’étais embusqué avec d’autres soldats dans une position, je me dis à moi-même : ‘Comme je les envie ! Pourquoi ne fais-je pas cela ? Je suis pourtant directeur de collège, n’en suis-je pas capable ?’ C’est alors qu’un camarade athée me prit par l’épaule pour me réconforter, comme s’il avait deviné le fil de mes pensées. Il me dit : ‘c’est vrai, ils nous ont donné de la joie, mais toi, tu es ici embusqué avec moi, et ça c’est autre chose !’”. La Thora de Habad ne s’adresse donc pas au collectif mais à l’individu. Parfois, le Rav notre maître nous fait entrer dans son ‘laboratoire’, comme ici, quand il dit que les souffrances purifient non seulement l’individu, comme le dit la Guémara, mais aussi la nation.
Dans l’introduction de son livre ‘Chabbat Haarets’, le Rav notre maître dit que la Chemita est pour le collectif ce qu’est Chabbat pour l’individu, c’est une année consacrée au rapprochement avec Dieu. Le Rav Chlomo Yossef Zevin demanda à notre maître le Rav Tsvi Yéhouda quelle était la source de ces enseignements. Notre maître répondit : “Dans le Zohar [Yitro 58, 2] il est écrit à propos du Chabbat : ‘le Chabbat, une autre âme est donnée à l’homme, une âme supérieure’ ; et dans un autre passage [Béhar 107] : ‘ce verset parle de la Knesset Israël… c’est d’elle qu’il s’agit, comme il est écrit [Vayikra 25, 2] : Quand vous viendrez sur la Terre… la Terre se reposera’”. Le Chabbat est pour l’individu, la Chemita est pour la nation.
Elle se nettoie et s’affine, son cœur est neuf et pur. Voici ses reins prêts à défier les sommets de la sainteté. C’est une génération idéaliste.
Dans le livre d’Ézéchiel [chap. 37], il est écrit qu’en Terre d’Israël Dieu nous donnera un cœur nouveau : « Je vous ferai remonter de vos tombeaux, mon peuple, et Je vous amènerai en Terre d’Israël… et Je mettrai mon esprit en vous et vous vivrez ! » [v. 12-14]. On doit dire par conséquent que le cœur nouveau qui est donné ici en Terre d’Israël est le résultat de deux mille ans de purification en exil. Ce n’est pas par l’effet d’un miracle que nous recevons un cœur nouveau sur cette terre. Si tu prétends que c’est la Terre d’Israël qui donne un cœur nouveau, comment peux-tu expliquer les destructions et les mises en exil [à l’époque où le peuple d’Israël était sur sa terre] ? Tu vois bien qu’à cette époque la Terre ne nous a pas donné un cœur nouveau ! Ce qu’on peut dire, c’est que la Terre d’Israël propose la lumière à celui qui fait techouva, mais elle ne transforme pas automatiquement ses habitants en tsadikim. Il faut adhérer à la Thora, et il faut pour cela un perfectionnement moral et des qualités de caractère.
On peut comprendre de la même façon ce que disent ailleurs nos Sages, par exemple : « Un homme n’est promu à un grand rôle que si toutes ses fautes sont effacées » [Sanhédrin 14a], cela veut dire que sa nouvelle position doit l’éveiller à la techouva. Et aussi : « Quand un homme épouse une femme, ses fautes sont neutralisées » [Yébamot 63b]. – Celui qui n’est pas jeune marié et qui fait techouva, ses fautes ne sont-elles pas neutralisées ? Cela veut dire que le nouveau marié est incité à la techouva ! Les Sages ont dit aussi : « Celui qui observe Chabbat conformément à la halakha, même s’il pratique l’idolâtrie comme la génération d’Énoch, cela lui est pardonné » [Chabbat 118b]. Le ‘Hayé Adam‘ dit dans son introduction aux halakhot de Chabbat que ce n’est pas un ‘truc’, mais qu’en observant le Chabbat un homme est amené à faire techouva, et que de ce fait ses autres fautes s’effacent. Toutes ces situations ne fonctionnent pas comme des amulettes ! Les gens pensent qu’on peut stagner dans la faute et en faire l’expiation par une amulette. Or, les amulettes n’existent pas, ce qui existe c’est l’éveil spirituel.
Dans la Guémara de Yoma [85b], Rabbi et les Hakhamim sont en désaccord sur la cause de l’expiation des fautes à Yom Kippour, pour savoir si c’est la nature particulière de ce jour qui fait expiation, même en l’absence de techouva, ou si c’est la techouva faite à Yom Kippour qui fait expiation. Un autre Sage propose que « l’essence de ce jour fait expiation » n’agit que par le mérite du bouc émissaire, comme c’est expliqué dans la Thora : le bouc, qui fait partie du service sacrificiel, éveille des sentiments de techouva dans le cœur de la nation. Bien que je n’offre pas moi-même un sacrifice et que je ne me trouve pas dans l’enceinte du Temple, je suis influencé par le service qui s’y déroule grâce au lien des âmes entre elles.
On peut apparemment objecter : comment alors peut-il y avoir une persistance des fautes ? Comment se fait-il que nous ayons-nous été exilés ? Comment se fait-il que Yom Kippour, qui a lieu chaque année, n’ait pas fait expiation pour toutes nos fautes ? C’est qu’il faut comprendre que certes, le bouc pour Azazel exerce une action sur l’âme, mais que l’homme doit être associé à cette action, sinon cela ne sert à rien !
Dans le même ordre d’idées, le Rav notre maître explique que la parole de nos Sages : « Celui qui s’occupe des lois des sacrifices, c’est comme s’il offrait un sacrifice » – concerne celui qui en approfondit vraiment l’étude, et non pas celui qui se contente d’une simple lecture. Dans les ‘Chemona Kevatsim’, le Rav notre maître développe cette idée, et il dit que la véritable lecture du rituel des sacrifices doit se faire dans une effervescence de l’âme, et qu’elle n’a aucun effet ‘magique’. Sans techouva véritable, la faute n’est pas effacée.
Les mitsvot n’‘éteignent’ pas les fautes. Une mitsva est une mitsva, elle ne fait pas compensation. Par exemple, nos Sages disent [Berakhot 61a] : « Celui qui donne des pièces à une femme de la main à la main dans le but de la regarder, même s’il est chargé de Thora et de bonnes actions comme Moïse notre maître, il ne sera pas lavé de la condamnation au Guéhinom« . Et dans le Traité Avot ils disent [chap. 4] qu’il n’y a pas de présent corrupteur devant le Saint-Béni-Soit-Il. Le Rambam demande : « Avec quoi pourrait-on corrompre le Saint-Béni-Soit-Il ? » – et il répond : « Avec des mitsvot » ! Dieu est pointilleux avec les justes à un cheveu près [Yébamot 121b]. Il est donc impossible de dire : « Telle mitsva annule telle faute ». Les gens pensent que celui qui arrive sur la tombe de Rabbi Nahman de Bratslav voit ses fautes annulées – Non ! Mais on peut dire que l’éveil à la techouva sur son tombeau amène à l’effacement des fautes. Déjà le Roi des Khazars s’était élevé contre l’islam et le christianisme parce qu’ils prétendaient qu’un seul mot pouvait faire mériter le monde à venir [Kouzari 1, 110].
Un remède supplémentaire apporté par l’exil a été l’abandon forcé de la politique, qui était caractérisée par la méchanceté des dirigeants. Dans la situation de l’exil et de la dispersion, pas de politique nationale possible pour les Juifs !