Claude Vigée
[Dans ce très beau texte, pris sur le vif dans un débat du Deuxième Colloque des Intellectuels Juifs de Langue Française en septembre 1959, Claude Vigée exprime dans ses propres mots les besoins insatisfaits d’un enseignement authentique de la foi juive. La convergence avec les préoccupations du Rav Kook à ce sujet, auxquelles nous venons de consacrer un article, nous semble tout-à-fait remarquable]
Dans le courant de la discussion d’hier matin, M. Jean Wahl (…) a dit quelque chose qui m’a paru d’un intérêt capital (…). M. Jean Wahl a protesté contre une expression employée durant les débats de la journée précédente : faut-il remonter aux sources ou ne pas remonter aux sources ? Il a protesté contre cette expression : remonter aux sources.
Pour remonter aux sources, il faut connaître les sources, a-t-on dit. Lui, a dit : il ne s’agit pas de connaître les sources, il s’agit de coïncider avec les sources.
Cette expression m’avait beaucoup frappé et je pars de deux points de vue différents en même temps ; pour les besoins de l’exposition, je vais les séparer, mais j’y pense en même temps.
Évidemment, il faut connaître les sources ; dans le sens habituel du terme, il faut savoir de quoi il s’agit, comme le disait si bien Goethe, « ça ne fait jamais de mal de savoir quelque chose et ça peut toujours faire du bien ».
L’histoire du peuple juif, la théologie, s’il y en a une, tout ceci est très important à connaître, de même que le Talmud, le Zohar, tout ce qu’on peut apprendre il faut l’apprendre, mais tout ceci n’est en même temps rien, et c’est ce que M. Jean Wahl voulait dire. Car il ne s’agit pas de connaître des sources ; on ne peut pas remonter à des sources, car une source n’est pas quelque chose de figé ; les sources surgissent ; c’est l’étymologie même ; une source, c’est quelque chose qui sourd, et elle doit sourdre devant vous ou en vous ; c’est cela coïncider avec des sources, et c’est là une expérience cruciale.
Je crois que si le judaïsme organisé, moderne, a failli quelque part… et je parle maintenant de mon expérience d’enfant juif, de petit juif alsacien élevé à la campagne, d’ailleurs, où il y avait encore beaucoup de cet élément apporté par les grands-parents dont parlait M. Jean Wahl hier, chez mes grands-parents il y avait l’observance, jusqu’à un certain point, mais ce n’était pas une coïncidence avec les sources… de même les Hachamim qui m’ont enseigné très peu l’hébreu ne m’ont pas fait coïncider, c’étaient des personnages assez pittoresques dont je parle dans certaines pages que j’ai publiées, mais tout ceci n’est rien… il y a là une accusation très grave, que je porte un peu trop tard, bien entendu, mais c’est plutôt pour donner l’alarme.
Il ne suffit pas de connaître et de remonter aux sources ; on ne peut pas remonter ; ce qu’il faut faire, c’est coïncider, et à ce point de vue l’enseignement juif, tel qu’on l’a connu dans l’Occident moderne je ne sais pas ce qui a été fait avant le XVIIIe siècle, mais après, a complètement failli à sa tâche centrale. Je parle de l’enseignement religieux, l’enseignement par lequel le lien est fait entre une conscience individuelle d’enfant juif, et ce que vise la religion juive, cela que je n’ose même pas définir, mais dont il faut tout de même parler, l’expérience centrale que nous relatent les livres sacrés juifs. De celle-là, il s’est très peu agi dans l’éducation et dans l’expérience… et c’est une très grande faillite.
Ce que les livres saints peuvent vous donner, c’est la réminiscence de quelque chose qui nous arrive à nous-mêmes, mais si ce quelque chose ne nous arrive pas, cela n’a aucune importance. C’est l’histoire du Buisson ardent et l’histoire de Jacob avec l’Ange, et d’Abraham appelé dans le désert. Alors, remonter aux sources dans ce sens ne sert à rien, mais remonter aux sources comme réminiscence de ce qui vous est arrivé à vous-mêmes et de ce à quoi il faut s’attendre, de ce à quoi n’importe quel homme maintenant doit s’attendre, alors toutes les formes de connaissances deviennent utiles.
Je crois qu’il faut réveiller, dans le judaïsme contemporain, le sens du surgissement de l’être, c’est-à-dire l’expérience théologique centrale, l’intuition centrale, par laquelle autrefois, pour d’autres gens qui sont morts et qui, par conséquent, au fond ne nous suffisent pas, ce qu’on appelle le judaïsme s’est créé.
Lorsque le Pentateuque, ou les Prophètes nous relatent – et là je veux rendre hommage une fois de plus à l’œuvre magnifique de M. André Néher qui nous a remis le nez là-dedans par son livre sur la Prophétie – lorsque les livres saints relatent les appels, les expériences de confrontation, je dirai de corps à corps entre la conscience de ces hommes et… autre chose. Il faut que nous sachions de quoi il s’agit, et c’est là la seule chose dont il faut vraiment être conscient.
J’ai beaucoup admiré le livre de M. André Néher parce que pour la première fois, à ma connaissance, dans l’Occident moderne il nous a redécrit de l’intérieur presque, ou de très, très près, ce qui est arrivé à tels et tels hommes qui sont les fondateurs du judaïsme, et les recréateurs constants du judaïsme, car voilà encore un élément central de notre tradition, c’est qu’elle n’est pas une tradition du tout, au sens du catholicisme… accumulations de dogmes et de traditions, que l’on transporte… tout est à réinventer constamment, parce que cette expérience centrale, que j’appellerai confrontation, corps à corps, la lutte avec l’ange dans l’image biblique, doit être refait constamment. Si elle n’est pas refaite, et si dans la façon dont nous élevons nos enfants ou nous-mêmes, ceci n’est pas cherché, n’est pas explicité et célébré, alors le judaïsme ne continue pas, il n’y a pas de tradition. Il faut cette recréation constante par reconfrontation. C’est une expérience spirituelle, celle-là, mais pas du tout au sens sirupeux, trop souvent donné à ce mot, c’est une expérience directe du surgissement ontologique et c’est la seule chose importante dans le judaïsme, ce par quoi nous nous distinguons de toutes les autres formes de culture, de civilisation et de religion, surtout de la forme chrétienne.
Si j’ai constamment hier, de façon détournée, mis l’accent sur la différence entre l’hellénisme, le christianisme et nous, c’est à cela que je pensais tout le temps, à cette confrontation directe qui caractérise à chaque fois la connaissance du divin dans le judaïsme.
De cette connaissance du divin, mettons de la connaissance de l’être, de ce qui est appréhendé par la conscience individuelle comme en une espèce d’explosion, je dois avouer que dans mon éducation juive on m’a très peu parlé, et avant le livre de M. André Néher je n’en ai jamais rien lu, sauf dans les Livres saints eux-mêmes.
Là nous avons une tâche d’éducation vraiment religieuse, d’initiation religieuse à faire, envers nous-mêmes et envers nos enfants et envers ceux qui sont autour de nous. C’est cela coïncider avec les sources. D’ailleurs, elles ne sont pas au pluriel, et je dirai : coïncider avec la Source, avec cette expérience.
[La Conscience Juive – Données et Débats – Presses Universitaires de France, Paris 1963, pp. 220-221]