Chavouot : une Thora et une nation


Par le Rav Chlomo Haïm Hacohen Aviner – chelita. 


Est-ce en recevant la Thora sur le mont Sinaï que nous sommes devenus à part entière la véritable nation juive, ou bien la Thora nous a-t-elle été donnée par Dieu uniquement parce que nous étions dès l’origine une nation singulière ? Autrement dit : l’émergence de notre nation précède-t-elle la Thora, ou est-ce plutôt la Thora qui précède la nation ? C’est la question philosophique qui nous interpelle à l’approche de la fête de Chavouot, celle qui marque justement le don de la Thora par l’Éternel sur le mont Sinaï.


L’ouvrage rédigé par Rabbi Anan et intitulé Tana Debé Eliahou,  – qui est une compilation des paroles du prophète Élie -, nous rapporte la confrontation d’Élie avec un homme de valeur qui, plongé dans la perplexité, lui déclare :  « J’ai un problème grave car j’ai deux grands amours : le peuple d’Israël et la Thora… Et ne sais lequel aimer le plus ! ». Le prophète Élie lui répondit : « D’après l’opinion générale, la Thora est prioritaire sur le peuple. Mais j’estime pour ma part que c’est le peuple d’Israël qui précède la Thora ! »

Comment interpréter ces propos du prophète ? En effet, la Thora est clairement d’origine divine et, en tant que telle, elle est parfaite, tandis que le peuple juif est une réalité terrestre : il possède ses qualités, mais aussi ses défauts.

La réponse est simple : nous ne parlons pas du peuple d’Israël en tant que phénomène terrestre, mais plutôt de sa nature, de son âme, de son essence. Au-delà du corps matériel, l’être humain possède aussi une âme qui l’anime et qui est une étincelle divine. Il en est de même pour la nation juive, dont l’âme est antérieure à la création de l’univers. En fait, la Thora a ensuite été donnée au monde parce qu’il existait dans ce monde, au travers du peuple d’Israël, un réceptacle pour l’accueillir. Depuis l’origine de l’univers, cette Thora et ce peuple ont été conçus pour s’unir. Avant d’avoir été inscrite dans la Bible, le Thora a été gravée en grandes lettres divines au plus profond de l’âme juive.

Ce n’est donc pas la pratique de la Tora qui a forgé l’âme d’Israël, mais plutôt le contraire : c’est l’âme juive qui s’est dévoilée à travers les commandements de la Thora. Cette Thora est donc le « document secret » qui nous révèle le plus profond de notre intériorité. Ceci apparaît dans la formulation de la bénédiction que nous prononçons avant l’étude de la Tora : « Béni sois-Tu, Éternel notre Dieu… qui nous a choisis d’entre les nations et qui nous a donné Sa Thora ». Il n »est pas écrit : « qui nous a donné Sa Thora, et a ainsi fait de nous un peuple élu », mais bien le contraire : nous avons été choisis par Dieu, et c’est pour cela que le Créateur nous a donné la Thora. En choisissant le peuple d’Israël, Dieu lui a donné sa réelle dimension, une dimension divine, comme l’explique le prophète Isaïe [43, 21] en citant la parole divine :« Ce peuple, Je me le suis créé ».

Nous en déduisons un point capital : même si un juif ne respecte pas les commandements divins, il n’en demeure pas moins juif et conserve au plus profond de lui-même l’identité d’Israël, même s’il la trahit par ses actes. De même, si un non-juif respectait tous les commandements, cela ne pourrait suffire à faire de lui un juif à part entière. A ce propos, il y a trente ans, j’avais rencontré par hasard un japonais pas comme les autres. Installé dans un kibboutz laïc, il était pleinement imprégné de la Bible, et respectait tous les commandements les plus importants : le Chabbat, les lois alimentaires de la cacheroute, il mangeait des matsot à Pessah, vivait dans une cabane à Souccot et, chaque jour, il mettait les téfilines, les phylactères, et son talit, le châle de prières. Pourtant, en dépit de tous ses efforts, il n’était pas converti et n’était donc pas juif. Par contre, tout en étant totalement laïcs, les membres du kibboutz dans lequel il vivait n’en demeuraient pas moins juifs à part entière : leur identité juive n’était pas entamée car elle faisait partie d’eux-mêmes, de leur âme et de leur essence. C’est que pour nous, juifs, la Thora n’est autre que notre âme sous une forme bien réelle et perceptible.

Nous connaissons le célèbre midrach des Sages d’Israël qui raconte que l’Éternel avait proposé la Thora à toutes les nations de la terre, mais que chacun de ces peuples lui avait trouvé une incompatibilité avec sa nature, et refusa de prendre en charge ce fardeau. Seul le peuple d’Israël avait répondu « Naassé Venichma ! », « Nous ferons » – c’est-à-dire : nous pratiquerons la Thora – et « nous entendrons ». Derrière cette réponse, une seule explication : la Thora résidait au cœur du peuple avant même qu’elle ne nous ait été donnée.

S’il en est ainsi, pourquoi était-il alors nécessaire de nous donner cette Thora au mont Sinaï ? Pourquoi ne pas nous laisser guider par notre nature intrinsèque qui, forgée par l’Éternel, ne devrait être que positive et bénéfique ?

C’est justement ce qui s’est produit à l’époque de nos trois Patriarches, Abraham, Isaac et Jacob. Selon nos Sages, les Patriarches respectaient les commandements de la Thora avant même qu’elle n’ait été donnée et, pour ce faire, ils se laissaient guider par leur nature profonde et par leur conscience. Ils percevaient naturellement les devoirs moraux et spirituels qui plus tard, lors du don de la Thora, seraient transmis aux Enfants d’Israël.  En fait, le don de la Thora constitue une sorte de raccourci historique : c’est Dieu qui nous a guidés dans notre vie en nous donnant la Thora ; mais, dans l’absolu, nous aurions pu atteindre ces commandements et venir à les pratiquer par nous-mêmes, grâce à nos propres efforts et à une écoute attentive de notre conscience juive.

Prenons comme exemple les fameuses sept lois noahides : il suffit que l’homme se laisse guider par sa conscience pour qu’il respecte naturellement ces sept préceptes qui représentent les fondements mêmes de la moralité humaine et les bases d’une religion universelle. Pourtant, il y a un revers à cette médaille : à travers une recherche foncièrement humaniste, l’être humain peut facilement sombrer dans l’erreur.

Lorsque la Thora a été révélée sur le mont Sinaï dans toute sa clarté, les doutes des êtres humains ont été levés : ce n’est plus l’homme qui est en quête de Dieu, mais bien Dieu qui parle à l’homme, et en particulier aux Enfants d’Israël, en leur révélant leur identité la plus profonde. Spécifique au peuple juif, cette écoute de la Thora ne s’est pas dissipée au fil des siècles: c’est elle qui nous a permis de nous renforcer et de raffermir notre foi en Dieu et, finalement, de devenir peu à peu pleinement ce que nous sommes vraiment.


[In : Étincelles – “Cinquante Questions de Pensée Juive”, Jérusalem 5758 (1998), pp. 52-54]