Nous avons dit : “Le derekh eretz [c’est-à-dire la droiture et le savoir-vivre] précéda la Thora”. L’étage de la simple moralité est construit avant celui de la Thora. La moralité est la base, et c’est sur elle que s’édifie la Thora. S’il en est ainsi, pourquoi trouve-t-on dans la Thora des enseignements de simple morale, des commandements moraux élémentaires entre l’homme et son prochain tels que “Tu n’assassineras pas” et “Tu ne voleras pas” ? – Parce que la morale humaine est aussi une partie de la Thora. La Thora inclut la morale simple, qui provient du sentiment moral de l’homme, et elle construit dessus les étages supérieurs.
Il est vrai que les lois entre l’homme et son prochain ne prennent qu’une place réduite dans la Thora, et que la plupart des mitsvot sont entre l’homme et Dieu. Ceci peut nous amener à penser, à tort, que la Thora accorde une importance mineure aux relations entre l’homme et son prochain. Ce n’est pas le cas. Si les mitsvot entre l’homme et son prochain prennent peu de place dans la Thora, c’est justement parce que “le derekh eretz précède la Thora”. Autrement dit, les questions morales simples se comprennent d’elles-mêmes, et il suffit de les rappeler brièvement. Mais de toute façon elles doivent être posées, et incluses dans la Thora, car la morale simple fait partie de la Thora.
Les prophètes, quant à eux, développèrent justement les sujets moraux entre l’homme et son prochain, et la plupart de leurs discours concernent la morale. Ici aussi, certains firent l’erreur de penser que les prophètes étaient (si l’on peut dire) plus avancés que la Thora parce qu’ils mettaient en avant la morale sociale plus que sur les commandements religieux entre l’homme et Dieu ; la moralité sociale les tourmentait davantage que la situation religieuse. C’est ce que semble dire le prophète Michée :
Il t’a dit, homme, ce qui est bien, et ce que l’Éternel exige de toi : seulement de faire la justice, d’aimer la bonté, et d’être modeste pour marcher avec ton Dieu. [Michée 6, 8].
Dirons-nous qu’on peut jeter toute la Thora et les mitsvot, car on n’a besoin que de justice, de bonté et de modestie ?!
Il est clair que ce n’est pas le cas. Le prophète lui-même dit :
Souvenez-vous de la Thora de Moché mon serviteur… [Malachie 3, 22]
Le rôle des prophètes est de rappeler la Thora, et de faire des remontrances à propos de choses qui ont été oubliées dans le cœur des hommes. Quand ils virent que tout était en ruines, et que même la simple morale était effacée des consciences, leurs paroles visèrent à reconstruire l’édifice depuis la base [Kouzari 3, 22]. Ils voulurent repartir du derekh eretz le plus simple, qui précède la Thora, pour construire par-dessus l’étage supérieur de la Thora. Tel était leur but. Et la Thora, comme on l’a dit, ne s’est pas étendue sur les mitsvot entre l’homme et son prochain parce qu’elles sont élémentaires et se comprennent d’elles-mêmes. Quoi qu’il en soit, elles ont été incluses dans la Thora, parce que la morale fait aussi partie de la Thora.
Et il y a plus : la morale humaine, quand elle vient en tant que mitsva de la Thora, s’élève du niveau de l’humanité à celui de la divinité. Par exemple : “Tu aimeras ton prochain comme toi-même” : l’amour de l’être humain faisait déjà partie de la morale humaine la plus simple, qui précédait la Thora. Mais quand la Thora fut donnée, il y était écrit :
Tu aimeras ton prochain comme toi-même, Je suis l’Éternel ! [Lévitique 19, 18]
Alors l’amour de l’homme vient d’un ordre divin, de la reconnaissance de l’image divine qui est en lui, et il s’élève à un niveau supérieur. Il en est de même pour tous les commandements moraux simples entre l’homme et son prochain : quand ils se présentent comme une mitsva de la Thora, ils s’élèvent à un niveau supérieur. La Thora ne vient pas effacer la morale simple, mais construire par-dessus une morale plus élevée. Chaque mitsva entre l’homme et son prochain qui est mentionnée dans la Thora écrite est expliquée dans la Thora orale, où elle se ramifie en de multiples branches, plus subtiles et raffinées que les règles de la sociabilité élémentaire. Par exemple : “Tu n’assassineras pas” ne concerne pas seulement l’assassinat mais aussi, par exemple, l’action de faire pâlir quelqu’un de honte en public [Sota 10b] ; “Tu ne voleras pas” n’est pas seulement l’interdiction de dérober un objet pour se l’approprier définitivement, mais aussi celle de le subtiliser pour tracasser son propriétaire, ou même de le garder en payant le double de sa valeur [Baba Metsia 61b] ; et c’est aussi l’interdiction de donner à penser quelque chose à tort [‘guenivat da’at’].
(Paragraphe suivant : 4. Le don de la Thora au peuple d’Israël / 4.1. Une Thora pour un peuple)