3.3. Morale individuelle et Thora

La voie des Patriarches consistait à apprendre à partir d’eux-mêmes, à écouter la voix divine qui interpellait leur âme. Ils observaient les mitsvot de la Thora comme un commandement intérieur qui jaillissait de leur cœur. Pour nous, cependant, cette méthode est périlleuse : suivre les ordres de sa conscience de façon aveugle et sans les critiquer peut amener à de graves conséquences. Un homme commettra un assassinat, et quand on lui demandera pourquoi, il répondra : “une voix divine qui m’appelle de l’intérieur m’a ordonné de le faire…”.

Ceci dit, il est vrai qu’un homme n’est pas obligé de suivre ce que disent les autres, et qu’il doit écouter la voix de sa conscience. Mais il doit savoir aussi que ce qu’il ressent peut l’induire en erreur d’innombrables manières. Parfois, donner la prépondérance à sa conscience constitue en fait un manque de conscience, et l’attitude morale véritable consiste alors à s’abstenir de suivre sa conscience. Il donc faut bien réfléchir, et soumettre ses sentiments à la critique, mais il ne faut pas pour autant neutraliser la conscience morale. S’il y a des choses auxquelles la conscience répugne, il ne faut pas ignorer ses réticences en disant : “Tais-toi, c’est écrit comme cela dans la Thora ! Telle est la loi, la conscience individuelle et le sentiment moral n’ont aucune importance”

Cette théorie, c’est celle du Professeur Yichayahou Leibowitz : quand on lui demandait s’il n’y a pas une contradiction entre certaines mitsvot de la Thora et la morale humaine, il répondait : “Oui, il y a contradiction, mais qu’est-ce que cela peut faire ? Cela ne dérange pas la Thora, car la morale est une invention humaine, elle est athée, alors que la Thora vient du Ciel. La Thora de Dieu doit-elle se conformer à des pensées issues de l’esprit humain qu’on nomme ‘morale’ ?”. Tels sont ses mots.

Mais le Rav Kook notre maître n’était pas de cet avis. Dans sa correspondance, il répondit à de nombreuses questions sur les mitsvot de la Thora apparemment contraires à la morale [voir par exemple Igrot Haréaïa I, p.92 et p.100, à propos de la guerre]. Il n’eut jamais de mots méprisants, et ne considérait pas la conscience morale comme une valeur négligeable. Au contraire, il démontra que les mitsvot de la Thora sont profondément en accord avec la morale humaine, mais que pour le comprendre, nous devons étendre nos concepts, et passer d’une morale à courte vue à une morale plus élevée, plus générale et plus englobante.

Par exemple, les guerres sont considérées comme quelque chose d’affreux et d’immoral. Alors pourquoi la Thora ordonne-t-elle aussi souvent de faire la guerre ? La réponse est que faire la guerre au Mal est une action hautement morale. À l’inverse, il n’est pas moral de faire des dissertations sur la morale au Beit Hamidrach, et de laisser pendant ce temps les méchants diriger le monde et le détruire. Leur faire la guerre, avec les moyens qu’ils comprennent, exprime un souci authentique d’arriver à un monde plus moral [Rav Kook, Maamaré Haréaïa p.508].

Et si l’on demande : “Qu’est-ce que cet effort pour adapter les mitsvot de la Thora au sentiment moral ? La Thora est divine, alors que la morale est une production humaine !” – La réponse est que la voix divine s’exprime aussi à partir du sentiment moral de l’homme ! La conscience humaine aussi est une création divine. Cela n’empêche évidemment pas qu’il faille soumettre la voix de la conscience à la critique, de même qu’il faut examiner tout sentiment à la lumière de l’intellect.

Il ne faut pas donner dans l’extrémisme, en disant que la morale issue du cœur humain est une idiotie. Mais il ne faut pas non plus aller à l’autre extrême, et prétendre que l’homme doit suivre les ordres de sa conscience de manière aveugle hors de toute critique. La voix de la conscience doit être écoutée avec prudence, elle doit être élaborée et corrigée. Bien sûr, ce n’est pas la voix divine présente dans l’âme humaine qui a besoin d’être examinée, mais c’est la manière dont l’homme l’a accommodée dans sa vie personnelle.

Une autre manière d’intérioriser les valeurs de la morale consiste à méditer sur la contemplation du monde. Cette idée se trouve dans les enseignements de nos Sages :

Si la Thora n’avait pas été donnée, nous apprendrions la pudeur du chat, l’interdiction du vol de la fourmi, celle de l’adultère du pigeon, le savoir-vivre du coq…  [‘Irouvin 100b]

“La pudeur du chat”, car il recouvre ses déjections. Le coq fait la cour à sa compagne avant et après l’accouplement. Les pigeons restent fidèles l’un à l’autre toute leur vie, le mâle n’a de relations qu’avec sa femelle. La fourmi travaille dur, elle accumule sa nourriture tout l’été, et elle ne vole jamais le repas de sa compagne. On peut voir une fourmi grimper sur un mur en traînant un grain de blé plusieurs fois gros comme elle. Elle grimpe très longtemps, puis elle retombe. Puis elle se reprend et grimpe de nouveau. Cela, c’est du travail ! Cela, c’est du dévouement ! Pas de chouchoutage, pas de lamentations sur la dureté de la vie… Les sages sont venus nous dire que l’éclat de la moralité, qui est l’âme du monde, brille parfois même chez les animaux, car la morale n’est pas l’invention de l’homme. La morale précéda le monde, c’est la loi interne de la Création, c’est pourquoi on la retrouve aussi chez des créatures inférieures à l’homme.

Bien sûr, cela ne veut pas dire qu’il faille construire notre morale à partir du comportement des animaux, car on peut aussi apprendre d’eux des choses négatives. Mais voici ce que veulent dire les Sages : ouvre les yeux, observe, et prends la leçon des dévoilements moraux dans la Création. Des philosophes grecs, les Stoïciens, ont particulièrement développé cette approche de la contemplation du monde afin d’y puiser une morale pour l’homme. Face à eux, le célèbre philosophe Emmanuel Kant élevait au rang de miracle la construction de la morale selon la voix de la conscience issue du cœur de l’homme ! Le Professeur Leibowitz y fit allusion dans ce commentaire [sur Nombres 15, 39-41] : “‘Et vous ne vagabonderez pas en suivant votre cœur’ – c’est Kant ; ‘ni en suivant vos yeux’ – ce sont les Stoïciens ; ‘Je suis l’Éternel votre Dieu’ – c’est la Thora divine”. Il veut dire par là que la Thora, qui vient de Dieu, s’oppose à toute morale humaine, qu’elle provienne de son cœur ou de la contemplation du monde. Il a raison sur ce point, que la Thora divine se tient très au-dessus de toute morale humaine.

Quand ils parlèrent de l’apprentissage à partir des animaux, les Sages dirent : “Si la Thora n’avait pas été donnée, nous aurions appris la pudeur du chat”. Mais puisque la Thora a été donnée, nous n’amenons pas d’animaux dans les yéchivot pour nous apprendre la morale ! Nous étudions, et nous construisons notre morale à partir de la Thora. Quoi qu’il en soit, la voix de Dieu ne parle pas seulement par la Thora, elle se révèle aussi à partir du sentiment moral de l’homme, et à partir de la Création toute entière. Par conséquent, il y a aussi une possibilité d’apprendre la morale des animaux, et du sentiment moral propre à l’être humain, mais bien sûr après un examen critique.

En conclusion : on doit écouter la voix de Dieu qui nous parvient par la Thora, et on doit construire l’édifice de la Thora après avoir construit celui de la simple moralité qui en constitue la base, qui jaillit du cœur de l’homme et qui étincelle dans toute la Création.


(Paragraphe suivant : 3.4. La morale humaine fait partie des mitsvot de la Thora)