2. Le conseil de Yitro

Yitro vient pour apprendre, et il réfléchit par ailleurs sur ce qui se fait :

Et à partir du lendemain Moché s’assit pour juger le peuple, le peuple se tenait debout près de Moché du matin jusqu’au soir. Le beau-père de Moché vit tout ce qu’il faisait pour le peuple, et il dit…

Exode 18, 13-14.

Il éprouve le besoin de s’en mêler, et de cette discussion son nées des règles judiciaires nouvelles pour le peuple d’Israël. Mais de quelle manière ? Est-ce que des goyim vont nous apprendre comment gérer notre vie ?! Et ce ne sont pas des règles quelconques, mais les dispositions judiciaires de la Thora ! Certes, Yitro s’est converti, mais ses paroles ne se fondent pas seulement sur sa brève expérience de Juif, mais sans aucun doute sur des connaissances et des concepts qu’il a absorbés de la culture des goyim avec qui il était mêlé.

Eh bien oui, on peut apprendre des goyim. Le Rav notre maître, dans son article ❛Hamahachavot❜ [❛Les idées❜] [Ikvé Hatson], fait la distinction entre trois sortes d’idées :

❝Il y a des idées générales qui n’ont rien à voir avec le patrimoine de la nation, pour lesquelles tous les hommes au cœur sage et à l’esprit sain à la surface de la terre sont également compétents. Ces préceptes généraux, du fait de leur hauteur, ne subissent aucun changement selon l’homme qui les conçoit… et ils ne s’abaissent pas à revêtir une coloration sociale particulière. De ce genre d’idées, les Grands des générations ont habituellement accepté avec amour ce qui était dit parmi les hommes droits et les savants de chaque nation.

❝Puis il y a une deuxième catégorie, où pour l’essentiel les préceptes sont de portée générale, mais tout de même appuyés étroitement sur les sentiments du cœur et le flux des actes, au point de changer de style selon le programme de chaque peuple. Ces préceptes-là doivent être particuliers à Israël, pour ne pas mélanger notre style particulier et pur avec un style étranger… Et il se trouvera parfois des sages de cœur, qui sauront filtrer et épurer le contenu intérieur, commun pour l’essentiel, pour le rendre beau à la manière particulière et pure d’Israël. Alors cela devient une bénédiction, comme cette bénédiction qui vient dans la généralité sur Israël, des convertis les plus distingués : ❛Quand Israël accomplit la volonté divine, le Saint-Béni-Soit-Il voit quel juste il y a dans les nations du monde, comme Yitro ou Rahav, il le fait venir et le joint à Israël❜.

❝Et il y a aussi une troisième catégorie d’idées concernant la vérité et la sainteté, qui sont spécifiques à Israël non seulement du point de vue du style, mais aussi du point de vue du contenu et de l’intérieur. Et celui qui vient mêler à ces préceptes des implants de l’extérieur ne fait que tout embrouiller et détériorer. Pour ceux-là, aucun changement de forme ni aucun embellissement de style ne sert à rien [Rav Kook, Ikvé Hatson]❞.

S’il en est ainsi, nous avons des choses à apprendre des goyim. Bien sûr, tout le monde ne peut pas venir prendre des décisions sur le fond et sur la forme, mais au niveau du principe, il y a des choses qu’on peut et qu’on doit apprendre.

Le prophète Ézéchiel se plaint :

…parce que vous n’avez pas agi selon les règles des nations qui nous entourent.

Ézéchiel 5, 7.

et d’autre part :

…Vous avez agi selon les règles des peuples qui vous entourent.

Ézéchiel 11, 12.

La Guémara explique la contradiction :

Vous n’avez pas agi – selon les règles de la bonne éducation. Vous avez agi – selon les règles de la mauvaise éducation.

Sanhédrin 39, 2.

Les choses qui relèvent des outils et des cadres de vie, comme les normes de la conduite, l’honnêteté et la justice, on peut les apprendre des gens bien éduqués parmi eux. Même pour ce qui touche aux modalités de délibération et de jugement de la Thora, on peut prendre conseil chez eux, puisque les goyim eux aussi sont astreints à des lois, et qu’ils ont l’obligation d’édifier des systèmes judiciaires ordonnés.

Question :

Est-ce que Moché notre maître n’était pas assez intelligent pour y penser lui-même ?

Réponse :

Supposons même qu’il ne le soit pas, où est le problème ? Supposons que nous ne soyons pas intelligents comme peuvent l’être les goyim, où est le problème ? Ce n’est pas pour cela que nous avons été choisis ! Car :

S’il y a de la science chez les goyim, crois-le ; s’il y a de la Thora chez les goyim, ne le crois pas.

Midrach Eikha Rabba 2, 17.

Il se peut qu’il y ait chez les goyim plus de connaissances que chez nous en sciences, en philosophie, en musique, etc. Nous n’avons pas été choisis parce que nous sommes plus intelligents que tous les peuples, ce n’est pas cela notre différence. Nous avons été choisis pour être ❝un royaume de prêtres et un peuple saint❞ [voir Or Hahayim sur Exode 18, 21, ❛véniré❜]. La Thora est le guide moral et éducatif de Dieu pour le monde, et c’est là notre rôle et notre raison d’être. Une fois que le cœur y est, à savoir le guide de la sainteté qu’est la Thora, il y a place pour ajouter, après examen, la science des nations, qui s’occupe des aménagements extérieurs.

Yitro vient du mot ❛yater❜ [❛en plus❜] – qui a ajouté une paracha dans la Thora.

Mekhilta Yitro 1,1.

C’est un ajout au principal. Le principal, c’est le contenu, la nature, et là il n’y a aucune place pour l’imitation ou la copie des goyim. L’intérieur est entièrement à nous. Aux questions qui sont vraiment importantes comme ❝Qu’est-ce que la vie ?❞, ❝Qu’est-ce que la vocation de l’homme ?❞, il y a pour nous une réponse divine qui nous est particulière. Quant à la question ❝Comment organise-t-on la vie ?❞, ❝Comment construit-on des machines ?❞, ❝Comment organiser un cadre pour verser un contenu dans la réalité ?❞, c’est une question secondaire, importante mais secondaire, et il y a place ici pour écouter les réponses des gens bien éduqués chez les goyim. Nous construisons la Thora sur la base de l’humanité saine, et non à sa place :

Le savoir vivre précède la Thora.

Midrach Rabba Vayikra, paracha 9, piska 3 ; paracha 35, piska 6.

La kedoucha ne peut pas être édifiée sur une base instable. Une humanité honnête et éduquée est la condition nécessaire d’une kedoucha véritable, et pour tout ce qui a trait à cela il y a lieu de prendre des leçons chez les peuples. Moché demande instamment à Yitro de rester pour lui apprendre ce qu’il sait :

Car tu as connu nos campements dans le désert, et tu as été nos yeux.

Nombres 10, 31.

Il sait comment mettre en ordre un campement, organiser et réaliser des projets concrets. Nous absorbons ces choses en leur apposant notre sceau particulier, et nous nous les approprions, au point que dans le livre du Deutéronome, quand Moché notre maître revient sur le sujet de la nomination des juges [Deutéronome 1, 13], il ne mentionne même pas que c’était le conseil de Yitro. Les règles que Yitro nous a inculquées sont devenues une partie de nous-mêmes. Nous ne faisons pas de différence entre les paroles du goy qui nous a rejoint et les autres paroles de la Thora. Les paroles de Yitro sont devenues indissociables de l’ensemble organique de la Thora.

[Les ❛critiques bibliques❜ prétendent que la Thora n’est qu’un recueil de toutes les paroles de sagesse qui eurent cours dans la culture générale de l’humanité jusqu’au moment où elle fut composée, et que pour lui donner une forme littéraire homogène et cohérente, son talentueux auteur, un individu simplement génial, imagine le personnage de Moché (qui bien sûr n’a jamais existé et n’a jamais été créé) et met dans sa bouche toutes les leçons de sagesse qu’il vole aux traditions des peuples. Notre paracha pose évidemment un problème à leur théorie : voici que le génial auteur, au lieu de mettre des paroles si pertinentes dans la bouche de Moché, créature de son imagination, fait preuve de stupidité manifeste en admettant explicitement que ces choses sont venues d’une source étrangère, alors que d’après eux c’est justement ce qu’il cherche à cacher constamment ! Peut-être répondront-ils par une justification forcée, en disant qu’il voulut donner au mensonge une apparence de vérité : il reconnut cela une seule fois, pour qu’on croie que toutes les autres fois les paroles venaient de la bouche de Moché…]

Question :

Yitro dit des choses simples, alors pourquoi Moché notre maître n’y a-t-il pas pensé lui-même ?

Réponse :

Pour Moché, homme de Dieu, il est difficile de s’appuyer sur les autres. Il craint que ses paroles ne soient pas comprises exactement, et que cela entraîne une transgression de la ligne de la loi. Il craint que la vérité absolue soit déformée quand elle évoluera dans cet appareil bureaucratique imposant des responsables de milliers, de centaines, de cinquantaines et de dizaines. Il craint que l’exigence de la parole de Dieu ne soit plus aussi vivante que dans le passé. Yitro lui dit: c’est vrai, mais il est impossible de gérer la réalité selon l’attribut de rigueur, l’attribut de la vérité absolue. La réalité ne le supporte pas :

Tu vas t’épuiser, et toi et ce peuple.

Exode 18, 18.

On est obligé de baisser un peu la barre. Le Saint-Béni-Soit-Il lui aussi a construit le monde selon la vertu de rigueur au début, et Il a vu que le monde ne pouvait pas tenir avec elle seule. Il a tenu bon et lui a associé la vertu de miséricorde. Si le Maître du monde a agi ainsi, Moché doit suivre sa voie, et il donne son accord : il organise le système judiciaire en Israël selon les préceptes ajoutés par son beau-père [voir Maharal, Introduction au Commentaire sur la Thora 7].

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