Tous les penchants naturels – les forces de vie, les qualités et les aptitudes, comme les penchants et les pulsions – se tiennent prêts à être élargis, il y faut élargir chaque penchant naturel en l’homme vers son rôle positif, afin de remplir leur mission divine bénie et lumineuse ; et toutes les pensées de l’intelligence sont les grands luminaires qui projettent leur lumière sur toutes les terres de la vie du verset : “le chemin des justes est comme la lueur du matin, qui va en progressant jusqu’au plein jour” [Proverbes 4, 18].
Les ‘pensées rationnelles’, ce sont les visions du monde, les philosophies. On peut réprimer ces pensées et dire : “il t’est interdit de lire ce livre, il contient une vision du monde incorrecte”. Mais ce n’est pas bien de le faire, car une vision du monde n’est jamais totalement incorrecte. Dans toute conception du monde, fût-elle la plus incorrecte, il y a des étincelles de sainteté qu’il est possible de récupérer. Le Rambam, par exemple, a ‘converti’ Aristote et s’en est servi pour expliquer la Thora, au point qu’aujourd’hui on emploie sans le savoir des expressions qui viennent d’Aristote, comme le mot ‘nature’ par exemple. Dans la yéchiva ‘Merkaz Harav’ et ses dépendances, il est impossible de ne pas dire toutes les quelques phrases le mot ‘nature’ comme concept, comme la ‘nature d’Israël’.
Toutes les pensées de l’intelligence sont les grands luminaires… Le Rav notre maître fait allusion de manière métaphorique les expressions ‘le grand luminaire’ et ‘le petit luminaire’, mentionnées dans la ‘paracha Béréchit’ [Genèse 1, 16], pour désigner l’intellect et la sensibilité, respectivement. Tous deux sont évidemment nécessaires à l’homme, mais les sentiments doivent être pilotés par l’intellect.
… qui projettent leur lumière sur toutes les terres de la vie… Que sont les ‘terres de la vie’ ? Nos Sages ont expliqué : “c’est le lieu des marchés” [Yoma 71a], pas seulement les marchés où l’on fait des affaires, mais les ‘marchés de la vie’, c’est-à-dire les lieux de la vie économique, de la culture, de l’armée et des activités sociales. Là aussi, il faut faire rayonner la lumière divine. Dans ‘La Marche des Idées en Israël’ [Orot VII], le Rav notre maître appelle ‘idée religieuse’ celle qui est opposée à la matière, et ‘idée divine’ celle qui s’étend à tout l’espace de la vie.
… du verset : “Le chemin des justes est comme la lueur du matin, cette ‘voie’ [‘orah’] est un chemin spacieux qui inclut de nombreux domaines, et la ‘lueur du matin’ [‘or nogah’] est une faible lumière qui va en progressant jusqu’au plein jour”. La ‘lueur’ est une notion qui renvoie à un désir du profane qu’il est possible d’illuminer. Il y a des écorces dures qu’on jette à la poubelle, et il y a des écorces dont il est possible de se servir : c’est l’écorce de la lueur. Dans le monde à venir, les mots ‘kodech Lachem’ [‘consacré à Dieu’], qui étaient inscrits sur le fronteau du Grand-Prêtre, seront inscrits même sur les grelots des chevaux – les clochettes de leur collier [d’après Zacharie 14, 20].
Bien sûr, il faut redoubler de prudence quand on dit ce genre de choses, et pour illuminer les petites choses d’une grande lumière, et il faut être soi-même rempli de sainteté, comme le dit le Ramhal [Messilat Yécharim, chap. 13 ; chap. 15] à propos de la distinction entre l’ascète et le saint. Concernant les repas par exemple, l’ascète luttera pour ne pas tomber dans la corporalité, ce que le Zohar appelle le ‘combat avec la nourriture’, alors que pour l’homme parvenu à la sainteté, manger ne le dérange pas. Bien sûr, le saint mange très sobrement, car il est aussi ascète, et c’est pourquoi, sur la petite quantité qu’il mange rayonne une grande lumière. “Celui qui veut faire une libation de vin sur l’autel – emplira de vin la gorge des Talmidé Hakhamim” [Yoma 71a].
Le Rav notre maître écrit dans Orot : “Depuis que la lumière s’est obscurcie, depuis que la Présence Divine s’est exilée, depuis que les pieds de la nation ont été arrachés de sa demeure, l’austérité a commencé d’être exigée. Toute vigueur profane était vouée à être brisée ; toute beauté naturelle, avec le désir qu’elle inspirait, était susceptible de porter ombrage à la lumière du saint, à l’innocence de la pureté et de la pudeur ; toute pensée qui n’avait pas été élevée intégralement dans le camp d’Israël pouvait détruire l’ordonnance de la foi et de la vie d’Israël ; le moindre embonpoint portait à la révolte [cf. Deutéronome 32, 15]. De là sont venues la tristesse, l’austérité, la morosité et la peur qui, plus que sur la vie matérielle, ont eu un impact sur la vie spirituelle, sur l’ampleur de la pensée et l’essor des sentiments ; jusqu’à ce qu’arrive le terme, et qu’une voix proclame avec force : ‘Élargis l’emplacement de ta tente, et que les tentures de ta demeure soient déployées, ne fais pas d’économies, allonge tes cordes et renforce tes piquets, car de droite et de gauche tu déborderas, et ta descendance héritera des nations, ils reconstruiront les villes désertées’ [Isaïe 54, 2-3]” [Orot Hatehiya 15].
Dieu n’a créé aucune disposition naturelle en vain. Il est impensable que Dieu nous ait pourvus d’une tendance dans le seul but que nous la fassions disparaître et que nous en tirions un mérite. Bien sûr, il faut faire disparaître les défauts de caractère, mais à chaque disposition naturelle il faut trouver sa place. Par exemple, manger de manière excessive, comme un glouton et un ivrogne, est évidemment un défaut, mais manger est en soi dans l’ordre des choses, et c’est même parfois une mitsva !
Le Roi Salomon dit : “Ne sois pas méchant à l’excès” [Ecclésiaste 7, 17]. Est-ce à dire qu’il est permis d’être ‘juste un peu méchant’ ? Non. Mais quand une chose se présente sous une forme extrême, excessive, cet excès lui-même engendre un caractère de méchanceté, alors que si l’on réduit la tendance excessive, la méchanceté disparaît, et peut même se transformer en mitsva. De façon semblable, il dit juste avant : “Ne fais pas trop l’intelligent” [7, 16]. Qu’est-ce à dire ? Est-ce qu’on a le droit d’étudier les Tossefot ? – Oui. Est-ce qu’on a le droit d’étudier ‘Ketsot Hahoshen’ [un livre très compliqué] ? – Oui. Mais ne sois pas ‘trop intelligent’ [c’est-à-dire : n’abuse pas du raisonnement, car tout excès est négatif] ! En conclusion, “il n’existe aucune chose qui n’ait pas sa place” [Pirké Avot 4, 3]. Aucune disposition naturelle n’a été créée en vain.
C’est pourquoi aucune force n’est à repousser, “[Dieu] a conçu ses desseins de manière à ne pas bannir de Lui l’égaré” [Samuel II, 14, 14]. On dit souvent que Moché a été appelé ‘Moché’ dans le sens de ‘machouï’, ‘nimcha’, ou ‘moucha’, formes passives signifiant ‘tiré’ [des eaux]. Mais si l’on veut être précis, Moché est appelé ‘Moché’ parce qu’il nous tire [car ‘moché’ est une forme active]. Il tire le bien de tout lieu, et il extrait le peuple d’Israël des eaux malfaisantes.
Aucune pensée n’est à disqualifier, mais au contraire tout est lumière, tout est vie, tout est prêt et convié à servir avec les anges du Service, à chanter avec les archanges du Ciel, à “rassasier tout vivant de volonté” [Psaumes 145, 16], pour augmenter le bonheur collectif et individuel, [le bonheur] de la réjouissance divine par ses créatures, lorsqu’elles s’élèvent et sont bénies, lorsqu’elles sont joyeuses et toutes rayonnantes, sans la tristesse ni chagrin, “sans opposition ni mauvaise fortune” [Rois I 5, 18], avec juste un abri de paix déployé, et un dôme d’honneur pour protéger tout sentiment de vie, tout penchant et toute pensée, toute action et toute entreprise. Toutes ces choses se lient ensemble pour composer la nation et la génération, le collectif et l’individuel.
[Le Rav illustre ses propos à l’aide d’un passage du prophète Samuel commenté dans la Guémara :] “‘[Benaïahou fils de Joïada était] un homme vaillant aux exploits multiples, habitant de Kabtséel’ [Samuel II 23, 20] – qui multiplia et accumula les prouesses pour la Thora [Berakhot 18a-b]”, et pour qui aucune guerre n’était difficile. Il l’emportait quels que soient la force et les obstacles qui lui étaient opposés. Tout ce qui pouvait servir pour le bien avait la même valeur dans sa main pour renforcer sa puissance, son prestige et son invincibilité. “Il vainquit les deux champions de Moav – le mot ‘Moav’ a une connotation à la fois négative et positive : négative à cause de l’union incestueuse dont est né Moav [voir Genèse 19, 30-37], et positive par rapport à Ruth, qui venait de Moav et qui donna naissance à la lignée de David et du Messie, et il descendit tuer le lion dans la fosse un jour de neige, c’était un brave et il n’avait peur de rien. Même au fond d’une fosse, dans un espace clos et dans des conditions difficiles, il sortit vainqueur. Et il tua un Égyptien, homme imposant tenant une lance à la main : il descendit vers lui avec un bâton, il prit la lance de la main de l’Égyptien, et il le tua avec sa lance” [Samuel II 23, 20-21].
Autrement dit, pour combattre les forces du mal, il leur prenait le bien qui était en elles, et il se servait de ce bien pour les vaincre. C’est une action d’un très haut niveau, qui n’est évidemment pas à la portée de tout le monde. Et ce n’est pas non plus un enseignement pour une application immédiate, car si tu entres dans la fosse du lion tel que tu es, tu as de fortes chances d’y rester… Ce n’est pas un travail pratique pour un étudiant de première année, mais c’est l’objectif suprême que nous visons, que nous devons atteindre pour construire notre pays, et vers lequel nous avançons peu à peu.
Nos Sages ont expliqué que le verset cité signifie que Benaïahou fils de Joïada avait étudié tout le Sifra. C’était donc un Grand, à la fois sur le plan spirituel et militaire. C’est avec des gens comme lui qu’on peut construire un pays, car il réunit en lui toutes les forces requises pour construire la nation tout entière, avec le sanctuaire qui s’y trouve. Benaïahou est appelé dans le verset ‘Ben Ich Haï’ [‘fils de l’homme vivant’] ; il était plein de forces de vie, parce qu’il ne réprimait aucune de ses forces.