12. Des paroles profondes et claires

Une génération à l’esprit grand désire, et doit forcément désirer, entendre de grandes paroles partout où elle se tourne. À une grande génération, qui a de grands idéaux, de grandes aspirations et de grandes réussites, on doit parler grand. C’est une génération qui résume toutes les précédentes de notre histoire, c’est ce qui la rend si riche à l’intérieur. Elle veut et doit entendre de grandes choses, car rien d’autre ne satisfera la grandeur de son âme.

Comment parler grand à la Génération ? Est-ce en lui faisant étudier le livre du Zohar ? – Non. Mais on peut lui faire étudier le Houmach, car Moché Rabbénou était certainement un plus grand kabbaliste que Rabbi Chim’on bar Yoh. Peut-être objecteras-tu que le Houmach peut se comprendre de façon superficielle ? C’est vrai, c’est pourquoi il faut enseigner le Houmach dans toute sa grandeur’, c’est-à-dire expliquer les idées qui se tiennent derrière les mots.

Et ce qui caractérise la grandeur des paroles, c’est qu’elles sont clairement définies, malgré leur grandeur, leur largeur et leur portée. Il faut tenir des propos de portée générale, inclusifs et profonds, mais qui doivent aussi être clairs, et il y a un danger que l’explication les rapetisse et les simplifie.

“La Génération est entièrement coupable et entièrement innocente, la lumière et l’obscurité y agissent mêlées” [cf. Sanhédrin 98a]. Les harédim considèrent la Génération comme coupable et obscure, mais ils la perçoivent d’autre part comme innocente et éclairée, et ils ne savent pas comment ‘digérer’ cela, eux qui ont gardé la Thora et les mitsvot pendant deux mille ans d’exil avec un dévouement extrême.

Question : Pourtant, les harédim eux aussi ont un objectif clair, eux aussi veulent un un état qui soit un royaume de prêtres, d’un peuple saint !

Réponse : Bien sûr, les harédim ont un objectif haut et clair : que vienne le Messie et que nous ayons un état saint dans tous les domaines de la vie. Les harédim tiennent ce qui est appelé ici de ‘grandes paroles’, mais pas des paroles ‘clairement définies’ : ils ne savent pas ce qu’il faut faire maintenant pour parvenir au but.

Le Rav notre maître écrit dans une lettre [Igrot Haréaïa I, p. 267] à son élève le Rav Binyamin Ménaché Lévine, qui voulait publier des articles pour la jeunesse du Mouvement des Lumières  :

“Quant au fait que tu donnes en exemple la littérature européenne pour sa précision et sa clarté, en ce qui me concerne je dois avouer que je ne maîtrise pas le style pédagogique comme il convient [ceci est bien sûr la modestie du Rav]. Mais je dirai cependant d’une manière générale que je n’ envie pas ces ‘maîtres du dévoilement’ qui expriment tout dans la clarté. Dans de nombreux domaines, il y a des sujets d’une telle grandeur qu’on n’arrive à les exprimer avec clarté qu’en les écrasant, en estompant leur forme, au point de les rendre petits comme [peut l’être] la parole devant l’envol de la pensée”.

Une parole profonde est vague par nature, et devant elle une parole claire est petite. C’est un antagonisme qui se retrouve dans toutes les disciplines. Cependant, dans notre génération, nous n’avons pas d’autre choix que d’expliquer des sujets profonds dans un langage clair. C’est une tâche redoutable qu’ont le devoir d’accomplir les Grands de notre génération, et tous ceux qui ont un talent pédagogique.

Les objectifs les plus profonds, auxquels se rattache la chaîne de toute la vie morale, religieuse et nationale et tout ce qui en dépend, doivent lui être expliqués… Il faut traiter des sujets profonds de la vie, des objectifs intérieurs de la vie de l’individu et de la collectivité, du peuple d’Israël et des nations, et les présenter à la Génération de façon claire. Par exemple, il ne faut pas se limiter au niveau bassement pratique de “savoir s’il est permis ou interdit d’évacuer un avant-poste”, il faut expliquer à la Génération pourquoi nous sommes en Terre d’Israël, qu’est-ce que le Peuple d’Israël, et au nom de quoi ont été créés le monde et l’homme. Tu ne peux pas parler de la Terre d’Israël sans expliquer pourquoi le monde a été créé, comme le dit Rachi au début de la Thora :

“Si les nations du monde disent à Israël : ‘Vous êtes des brigands, puisque vous avez conquis la terre des sept peuples !’, ils leur répondront : ‘Toute la terre appartient au Saint-Béni-Soit-Il. Il l’a créée et Il l’a donnée selon ce qui est droit à ses yeux ; c’est par sa volonté qu’Il leur a donnée, et c’est par sa volonté qu’Il leur a reprise et qu’Il nous l’a donnée” [Genèse 1, 1]. 

Ce sont des sujets profonds. Il faut expliquer chaque petite chose à la lumière de la grandeur.

…jusqu’à la limite de ce qu’elle peut imaginer et de ce qu’elle peut comprendre. Il y a une limite à la possibilité d’expliquer. Dans une lettre que nous avons citée plus haut, le Rav notre maître dit : “Mais chaque fois que nous pénétrons l’intériorité de l’âme, qui est à l’intérieur des choses, quand nous cherchons à connaître les sujets à la hauteur de leur essence, en aucune manière nous ne pouvons tout expliquer, et nous n’avons en nous aucune velléité de discuter ‘l’intention divine’ qui a mis les choses sublimes cachées dans la nature… Et nous pouvons très souvent ressentir que celui qui prétend tout dévoiler nous donne un témoignage assuré de sa pauvreté d’esprit intérieure”. 

Le Rambam écrit dans son introduction au Guide des Égarés, qui est un livre d’explications profondes : “Sache que si je t’explique un sujet sans l’éclaircir jusqu’au bout, c’est le signe qu’on ne peut pas l’expliquer davantage”.

Et ce qui sera hors de portée de sa compréhension, elle voudra de tout façon y trouver un sentiment et un état d’âme… D’un côté, il existe des sentiments stupides, comme il existe une intelligence pervertie. Mais de l’autre côté, il arrive parfois qu’on ne puisse pas expliquer de manière intelligible ce qu’on a en soi, bien qu’on en ait un sentiment très clair. C’est comme le cas d’une mère qui dit que son bébé ne se sent pas bien, bien qu’elle ne puisse pas en montrer la preuve. Le sentiment n’est pas aussi élevé que l’intellect, mais il vient en renfort de l’intellect. Je dois me relier à Dieu par mon intellect autant que possible, et là où ce n’est plus possible, il me reste à le compléter par le sentiment. Il ne faut pas être extrémiste et n’avoir que du sentiment, ou que de l’intelligence, car ce serait un état maladif. Il faut être psychologiquement équilibré.

…afin de susciter la vie dans son cœur par le rayonnement de leur grandeur et de leur splendeur. Si les mots sont clairs c’est possible, avec une vie intéressante. Un Talmid Hakham doit exceller à la fois dans le fond et dans la forme. Un jour, j’étais chez un rav qui parlait avec tellement d’enthousiasme que j’en fus enflammé. Mais ensuite, quelqu’un me demanda : “Qu’a dit le Rav ?”, et je fus incapable de lui répondre clairement, car le contenu de son discours était fort maigre par rapport à l’emphase de l’expression. Bien sûr, on ne peut pas donner un cours trop sec, où chaque phrase contient une idée nouvelle et où le fil de la pensée reste constamment tendu. Mais on ne peut pas davantage donner un cours où l’on se répète pendant plus de 60 % du temps, car alors l’auditeur perd patience. Dans ses lettres, le Rav notre maître fit remarquer au Rav Pinhas Hacohen Lintop qu’il écrivait des choses importantes et profondes, mais que son style était si pauvre et peu captivant qu’il ne pouvait qu’inciter ses lecteurs à la moquerie.

(…)

Les choses simples et banales à elles seules, bien qu’elles soient pleines de vérité et de raison, ne lui suffiront pas, elle n’y trouvera pas d’apaisement. Nous ne sommes pas contre les explications simples : le livre Orhot Tsadikim est un livre de moussar plein de sujets simples et importants qu’il faut étudier. Mais il est impossible de nourrir l’âme de la Génération avec seulement Orhot Tsadikim.

Une génération qui a un grand potentiel et aucune réalisation exige beaucoup, elle exige des paroles profondes, et elle n’a absolument rien de prêt dans ses mains. On ne lui avait pas préparé de livres, il n’existait que des livres de émouna profonds qui manquaient de clarté, ou des livres clairs qui manquaient de profondeur. Mais le Rav notre maître a préparé de nombreux livres pour la Génération et pour les générations à venir, et à sa suite ses élèves et les élèves de ses élèves expliquent et élargissent ses enseignements.

Il n’est possible de la sauver de sa vilenie, et de l’installer sur la bonne voie dans la vie, que si nous parlons avec elle de tout ce qui est élevé et sublime, de tout ce qui est noble et magnifique, il faut parler de ce qui préoccupe la Génération, mais lui parler grand, dans la langue la plus simple et la plus accessible – voilà la difficulté, et voilà la solution à la maladie de la Génération, dans les mots qui lui sont les plus habituels et les plus compréhensibles, pour qu’elle trouve, même dans la profondeur du gouffre où elle est couchée, le charme puissant et sublime qu’elle recherche.

En fait, nous ne pourrons l’atteindre que par quelques maigres rayons de lumière, mais même dans cette mesure ils suffiront à ranimer son cœur pour qu’elle commence de s’élever et de prendre de la hauteur. “Dans les contrées lointaines ils se souviendront de Moi, ils feront vivre leurs fils et ils reviendront”. Comme elle ne se maintiendra que sur la voie de la lumière, elle avancera, et la sortie de la lumière est “certaine comme l’aurore”.

C’est pourquoi le moment est venu de commencer cette tâche sainte, d’apprendre ce qu’il faudra pour instruire notre jeune génération, qui désire au moins être vivante et éveillée, et dont une bonne partie désire aussi être à même de penser et de ressentir ce qui convient à Israël et à l’humanité.