Rav Issar Yéhouda Unterman (Brest-Litovsk 1886 – Jérusalem 1976, Grand-Rabbin ashkénase d’Israël de 1964 à 1972)
Nous trouvons dans le Talmud une histoire courte et édifiante tirée d’une diatribe adressée par Rech Lakich, un des grands Amoraïm qui vivaient en Erets-Israël, à Rabba bar bar Hana, qui vint de Babylone en Erets-Israël, mais retourna ensuite à Babylone, où il étudia la Thora à Poumbedita. Le Traité Yoma [9b] nous dit : « Rech Lakich [1] se lavait dans le Jourdain. Arriva Rabba bar bar Hana [2] qui lui tendit la main [3]. Il [4] lui dit : « Par Dieu [comme pour jurer] ! Je vous déteste [Rech Lakich dit à Rabba bar bar Hana qu’en vérité il éprouve une sorte de haine pour ceux qui vivent à Babylone], comme il est écrit : ‘Si elle est un mur, bâtissons dessus une tourelle d’argent, et si c’est une porte, entourons-la d’un panneau de cèdre’ [Cantique des Cantiques 8, 9] » ». Et Rech Lakich explique ainsi le verset, que si les Bnei-Israël étaient montés de Babylone en Erets-Israël ‘comme une muraille’, c’est-à-dire tous ensemble, ils auraient été comparés à l’argent qui est inaltérable, mais maintenant qu’ils ne sont montés que ‘comme des portes’, c’est-à-dire partiellement (« l’une se ferme et l’autre s’ouvre » – Rachi), ils sont comparés au bois de cèdre qui est putrescible.
Il convient d’expliquer un peu cette histoire. Rech Lakich était connu pour être un grand de la Thora dans sa génération. On disait de lui : « Celui qui voit Rech Lakich dans son Beit Hamidrach [5], c’est comme s’il arrachait des montagnes et les écrasait l’une sur l’autre » [Sanhedrin 24]. Son influence sur la communauté était tellement grande qu’on disait que l’homme avec qui Rech Lakich parlait dans la rue était reconnu par ce simple fait comme un homme de confiance, avec qui l’on pouvait traiter des affaires sans témoins. Et quand Rabba bar bar Hana lui tendit la main alors qu’il se baignait dans le Jourdain, Rech Lakich trouva bon de lui exprimer l’amertume qu’il y avait dans son cœur contre les habitants de Babylone, coupables à ses yeux de négligence criminelle pour ne pas être montés tous comme une muraille à l’époque d’Ezra, ce qui les amena à être comparés au bois de cèdre qui est vulnérable à la pourriture, et à souffrir tous des rigueurs de l’exil qui les accablèrent.
Nous trouvons quelque chose de semblable dans le Cantique de Déborah, avec la vigueur des reproches adressés à la tribu de Réouven parce qu’elle n’était pas venue participer à la guerre contre l’armée de Sisra : « Pourquoi es-tu demeuré entre les bergeries, à écouter le murmure des troupeaux ? Pour les factions de Réouven, grandes sont les cogitations du cœur ! » [Juges 5, 16] – et ce, en dépit du fait que la victoire fut remportée sans eux. Quant à Rech Lakich, il s’irritait contre tous nos frères restés à Babylone, y compris les femmes et les enfants, car si tous étaient venus, la destruction aurait certainement été empêchée. Ainsi l’explique Rachi dans Yoma sur place : du fait qu’ils ne sont pas tous venus en Erets-Israël, ils ont empêché la Présence divine de venir résider dans le Deuxième Temple.
Notons aussi ce que dit là-bas le Maharcha, dont voici la substance : quand ils sont montés à l’époque d’Ezra, il y avait grandement besoin d’une muraille pour les protéger contre leurs ennemis. Si leur nombre avait été élevé comme une muraille, ils auraient fait descendre la Présence divine, qui aurait alors résidé au sein d’Israël ; mais ils ne sont pas tous venus, et la minorité présente dut s’occuper de garder les portes de la ville. C’est pour cette raison que la prophétie les a quittés, jusqu’à la destruction finale.
Ainsi, cette pensée s’installa dans le cœur de Rech Lakich, qu’il n’y a pas à murmurer, à Dieu ne plaise, contre la Providence divine pour n’avoir pas défendu le peuplement de la Terre de Sainteté à l’époque du Deuxième Temple, et n’avoir pas empêché sa destruction par les Romains. Car en réalité, ce sont nos frères de Babylone qui en portent la responsabilité, puisqu’ils ne répondirent pas à l’appel de Zorobabel et de Josué fils de Joçadak, ni à celui d’Ezra le scribe, préférant rester sur place à Babylone. Alors que s’ils étaient venus comme une muraille, la Présence divine aurait établit sa demeure dans le Sanctuaire, et Israël auraient été protégés contre tout oppresseur et tout ennemi. Ce sont ces pensées amères qui lui inspirèrent des paroles de reproche, lorsqu’il rencontra Rabba bar bar Hana.
Des pensées de ce genre trottent dans la tête de beaucoup de personnalités en Israël, qui s’inquiètent de l’état général de la nation dans les jours cruciaux que nous vivons. D’un côté, on se réjouit de voir le mouvement sans cesse renouvelé de nos frères ‘olim’, venant de différents pays : cela renforce l’espoir que l’Éternel s’est souvenu de son peuple pour le faire monter à Sion, et la reconstruire sur les bases authentiques d’une vie de Thora et de morale juive. Mais d’un autre côté des événements formidables ont lieu dans le monde, qui encouragent nos voisins à s’unir dans le but de saboter l’existence même de l’État d’Israël. Réfléchissant à tout cela, les paroles de Rech Lakich résonnent encore à mes oreilles : « Si vous étiez tous montés comme une muraille au temps d’Ezra… » – Je change un peu le style et je dis : « Si vous étiez montés comme une muraille au moment de la création de l’État d’Israël à notre époque, alors nous aurions pu faire résider la Présence divine au milieu de nous » (comme le dit Rachi dans Yoma op. cit.), et nous aurions été protégés contre tous ceux qui se sont unis contre nous avec des intentions hostiles.
Il est encore possible d’organiser une aliya très large en provenance de différents pays, ayant foi que nous obtiendrons l’aide du Ciel, et que la Présence divine viendra résider au cœur de nos réalisations. L’histoire du Deuxième Temple doit nous servir de leçon : il faut nous garder de négliger, pour quelque raison que ce soit, la possibilité d’un vaste mouvement d’aliya. Tout Juif en tant que tel a l’obligation de faire l’effort nécessaire pour monter en Erets-Israël, renforcer le reste de notre peuple qui s’y trouve, et consolider les bases de l’État d’Israël. Ce faisant, il n’y a pas de doute qu’il effectuera également quelque chose de grandiose pour sa propre famille. Les paroles de Rech Lakich, prononcées dans l’amertume devant la souffrance et la détresse qui accablaient alors les rescapés de la destruction habitant le pays, doivent rester présentes devant nous.
Pressons donc nos frères, les Bné-Israël dispersés dans les différents lieux de l’exil, de prendre les dispositions concrètes pour monter et s’établir dans la Terre de sainteté. Ainsi la Présence divine résidera au sein du peuple, et le protégera simultanément de tous les dangers spirituels et matériels. C’est par cet effort exceptionnel que nous obtiendrons l’aide divine pour voir un grand rassemblement des exilés, monté dans les louanges et la reconnaissance au Saint-Béni-Soit-Il, et prêts à édifier la Maison d’Israël sur les bases solides du Judaïsme fidèle. Puissions-nous nous réjouir prochainement de notre délivrance totale. Amen.
[1] Qui vivait en Erets-Israël dans la communauté revenue d’exil avec Ezra pour construire le Deuxième Temple.
[2] Qui vivait à Babylone, avec la majorité de Juifs qui avaient préféré rester en exil.
[3] Pour l’aider à remonter du fleuve, eu égard à sa dignité.
[4] Reich Lakich.
[5] Dans sa maison d’études.