(« Religieux et laïcs : peut-on vivre ensemble ? » – Ynet)
« De grâce, seigneur ! Qu’on lui donne l’enfant vivant, qu’on ne le fasse pas mourir. » (Rois I 3, 26). Cette supplique prononcée lors du Jugement de Chlomo, est également valable à l’échelle nationale pour ce grand enfant qu’est le peuple juif. C’est du moins ce que pense le Rav Kook, premier Grand-Rabbin du peuple d’Israël sur sa terre.
Depuis près de deux cents ans, le peuple juif est déchiré en deux courants : les religieux d’un côté et les séculiers de l’autre. En Hongrie, en 5629, alors que la majorité libérale, au congrès représentatif du Judaïsme, menaçait d’écraser par ses décisions les Juifs fidèles à la religion, ces derniers décidèrent de mettre sur pied un organisme représentatif indépendant. Ces séparatistes aimaient assurément leurs frères juifs égarés, mais en désespoir de cause, et faute d’autre solution, ils décidèrent de s’en couper. Lorsque, frappée par un obus, une corvette commence à prendre l’eau, le capitaine donne l’ordre cruel de fermer les cloisons étanches, sacrifiant la vie des matelots emprisonnés dans les flots, afin de ne pas perdre le bâtiment entier. Cela semble logique, mais telle n’était pas l’opinion de tous les Sages.
Par exemple, quelques années plus tard, lorsque le célèbre Rav Chimchon Raphaël Hirsch prit une décision semblable à Francfort-sur-le-Main, décrétant que d’un point de vue religieux, il était obligatoire de faire partie de la petite communauté qu’il venait de créer de toutes pièces, une sommité bien plus grande sur le plan de la loi juive, le Rav Yits’hak Dov Bamberger de Würzbourg, s’inscrivit en porte-à-faux contre cet arrêt en affirmant qu’il fallait justement rester dans la grande communauté, qui comprenait des piétistes aussi bien que des impies.
Telle était également l’opinion du Rav Naftali Tsvi Yehouda Berlin, connu sous le sigle de Netsiv, qui siégeait à la tête de la grande Yéchiva de Volozhin en Lithuanie. Pour lui une communauté séparée est aussi atroce pour la nation que des glaives enfoncés dans la chair.
Cette métaphore nous ramène au Rav Kook qui définit ainsi ce pénible dilemme : vaut-il mieux opérer une dichotomie au sein du peuple juif, en séparant totalement les Juifs pieux et fidèles à la Tradition des non-religieux impénitents, ou donner la priorité à la paix intérieure, contre toutes les autres considérations ? D’après lui, ces deux positions peuvent être comparées aux deux femmes qui se présentèrent devant le roi Chlomo. Pour établir quelle était la vraie mère, le monarque imagina, dans sa sagesse, l’épreuve du glaive : « Apportez-moi un glaive… Coupez en deux l’enfant vivant et donnez une moitié à l‘une de ces femmes, et l’autre moitié à la seconde. » [I Mela’him III, 24-25].
La fausse mère, c’est celle qui dit : « Coupez » ! Dans son profond désespoir, elle dévoile sa tendance à l’autodestruction : « Ni toi, ni moi ne l’aurons : coupez » [26] ! Tandis que la véritable mère, viscéralement clémente, s’exclame : « Qu’on lui donne l’enfant vivant, qu’on ne le fasse pas mourir » [27] !
Il est impossible de mesurer les dégâts spirituels causés par une telle scission à l’échelle du peuple juif, souligne le Rav Kook. Mais il s’empresse d’ajouter : ce morcellement, tel que l’imaginent les cruels chirurgiens qui veulent mutiler le peuple juif, est impossible et n’aura jamais lieu [Oroth, Les lumières de la renaissance, chap. 20].
Un enfant fragmenté est un enfant mort. Une nation désunie est également en danger de mort. Nous connaissons le prix de la scission. Les guerres civiles, le schisme du royaume d’Israël, ont mené en fin de compte à la destruction des deux royaumes qui suivirent, et ensuite, à l’exil.
A présent, nous sommes amoureux d’unité, et nous sommes prêts à toutes les patiences et à toutes les longanimités pour la préserver. De graves controverses divisent aujourd’hui la nation. Nous saurons les résoudre sans la démembrer. Nous nous rappellerons toujours que ce qui nous est commun à tous est infiniment plus important que ce qui nous divise. Nous briserons avec fermeté le glaive que brandissent les extrémistes de toutes les tendances, qui voudraient bien se détacher de leurs adversaires idéologiques. L’enfant ne sera jamais coupé. Il vivra.
(Chlomo Aviner – « Haftarot » – Pensée juive sur la Haftarah – Yerouchalayim 5763 – pp. 48-49)