Par le Rav Chlomo Haïm Hacohen Aviner – chelita – en 5757 (1997).
A-t-on le droit, par fierté ou par amour-propre, de mettre sa vie en danger, ou pis encore la vie de tout un peuple ? Telle est la question qu’ont posée nos Sages, contemporains de Mordechaï, lorsque ce dernier refusa de se prosterner devant le Premier Ministre Haman, provoquant ainsi sa fureur et son décret d’extermination des Juifs [cf. Livre d’Esther]. Il y a d’ailleurs, rappellent les Sages, une analogie paradoxale entre l’attitude de Saül hésitant à tuer Agag, roi des Amalécites, (lui laissant ainsi le temps d’engendrer Haman) [Samuel I, chap. 15], et celle de son descendant Mordechaï de la tribu de Benjamin qui semble lui non plus n’avoir pas conscience des conséquences de ses actes.
Certes, l’idolâtrie est l’une des trois fautes qui justifient qu’on encourt la mort plutôt que de les commettre. Or, Haman aurait été porteur d’une idole, et se prosterner devant lui, eût été faire acte d’idolâtrie [‘Avoda zara’]. Mais Mordechaï, au lieu d’éviter de se mettre en situation délicate, au lieu d’aller vivre dans une autre ville ou dans un autre pays, cherchait délibérément, nous dit le texte, à provoquer Haman en ne se prosternant pas, en s’abstenant même ostensiblement de le saluer. Cette détermination dans la provocation est d’ailleurs soulignée par l’emploi du futur dans le sens fréquentatif : “Et Mordechaï ne pliera pas et ne se prosternera pas” [Esther 3, 2]. Le Midrach précise même qu’il lui présentait sa sandale, rappel d’un ancien épisode au cours duquel Haman se serait vendu en esclavage à Mordechaï pour recevoir de la nourriture.
D’autres indices (la promenade sur le cheval mené par Haman, ce dernier étant contraint de jouer le rôle de serviteur pour Mordechaï) prouvent que Mordechaï, loin de chercher à apaiser la fureur de cet homme qui venait de signer un décret d’extermination contre tout un peuple, faisait tout pour l’attiser. Mais il s’agit là de la part de Mordechaï, non d’un jeu inconséquent, mais d’un système moral et politique, fondé sur le refus du compromis, de l’arrangement, du louvoiement.
Pourtant, rappellent les Sages dans un autre midrach, Haman joue l’étonnement devant le refus de Mordechaï de se prosterner devant lui alors que Jacob, ancêtre de Mordechaï, s’était prosterné à plusieurs reprises devant Esaü, ancêtre de Haman. C’est que, répond Mordechaï, mon véritable ancêtre Benjamin, n’était pas présent (Rachel l’attendait alors). D’ailleurs, il ne se serait jamais prosterné, n’aurait jamais imploré, parce que, né en Israël, c’était un homme noble, à l’échine droite, et non pas un homme de l’exil. Le peuple juif en exil essaie de négocier avec les nations, de les convaincre, de les supplier, de les implorer, de les dissuader. Ce n’est pas la politique de Mordechaï qui, certes, connaît les dangers que comportent l’affrontement, la force, le défi, mais qui sait aussi qu’avec les assassins, on ne négocie pas. Et il sait qu’Haman, capable d’exterminer l’ensemble du peuple juif parce qu’un seul Juif a refusé de se prosterner, est un assassin. Tout comme Assuérus est un violent et un pervers qui organise des festins de cent quatre-vingts jours, qui fait couper la tête de sa femme et qui déflore toutes les jeunes filles du royaume pour choisir une nouvelle femme.
Avec de tels individus, la négociation même est un leurre, le compromis tourne à la compromission. On ne peut discuter qu’avec un homme de même culture, de même langage, pas avec l’Homme Violent. Plus près de nous, c’est ce que Chamberlain et Daladier n’avaient pas compris, qui croyaient habile de ne pas irriter Hitler “pour un petit pays” et de négocier “en gentleman”. L’assassin, lui, ne comprend que la force, et il a fallu qu’Assuérus, sans annuler le premier décret de pogrom, publie un second décret permettant aux Juifs de se défendre s’ils étaient attaqués.
Mordechaï savait que les Juifs, qui jusqu’alors jouaient à l’agneau – ce qui est le meilleur moyen de se faire dévorer – détenaient la force et qu’il suffisait de leur en donner conscience. Le “nahafokh hou”, le renversement de situation qui se produit finalement, prouve bien que la véritable force était du côté des Juifs. L’attitude arrogante, apparemment inconsciente de Mordechaï, avait donc une portée pédagogique et thérapeutique pour le peuple juif.
C’est également dans cet esprit qu’il faut comprendre l’étrange requête que Mordechaï demande à Esther d’adresser au roi : la prolongation des représailles par les Juifs. Il n’est plus alors question d’une simple légitime défense ; il s’agit d’une contre-attaque destinée à éliminer toutes les ramifications du réseau antisémite, acharné au génocide du peuple juif.
[In : ‘Le Souffle de Vie”, Jérusalem 5757 (1997), pp. 25-26.]