Même sous un régime non-religieux, nous ne sommes pas dispensés de cette mitsva


Rav Biyamin Yéhochoua Zilber  (Pologne 1916 – Bné Brak 2008)


…Mais la mitsva d’habiter en Erets-Israël n’est aucunement liée à la venue du Messie, ou à la reconstruction du Temple. Elle est complètement distincte, comme toutes les mitsvot de la Thora dont nous ne cherchons pas les raisons, et que nous accomplissons comme telles parce que c’est le décret du Roi. Apprenons de la sagesse des Anciens, puisqu’on peut constater que du Ramban au Beit Yossef, au Ari zal, au Séfer Harédim, au Rav Moché Alcheikh, au Rav Icha’ya Halévy Horowitz (le Chlah), et par la suite jusqu’aux élèves du Gaon de Vilna et du Baal Chem Tov, ils ont tous donné de leur per­sonne pour accomplir cette mitsva, à une époque où même les navires à vapeur n’existaient pas et où il fallait voyager pendant des mois au péril de sa vie. Dès lors, quelle excuse pouvons-nous avoir aujourd’hui, alors qu’on peut traverser la mer en quelques heures ?

Et même à notre époque, sous un régime non religieux, nous ne sommes pas dispensés de cette mitsva. Bien qu’on discute dans la Guemara pour savoir si l’acquisition de la Terre par les idolâtres lui enlève sa sainteté, il est clair pour tout le monde que son acquisition par des Juifs non religieux ne lui enlève pas sa sainteté.

Il est bien connu qu’il y a quelques dizaines d’années, beaucoup de Guedolim étaient opposés au fait d’habiter en Erets-Israël en général, et à l’organisation des harédim qui s’y consacrait en particulier, pour des raisons qui étaient les leurs. À cette époque, en effet, les centres de Thora et de Hassidout étaient en-dehors d’Israël, et notamment dans les endroits où se trouvaient ces opposants, comme la Galicie et la Hongrie. Là-bas les partis laïcs n’avaient pas encore acquis beaucoup d’influence, et ils étaient encore loin d’avoir causé la dégradation qu’ils entraîneront chez les jeunes, comme ce fut le cas en Lituanie, en Russie et en Pologne, où même les ‘avrekhei-mechi’ [1] du ‘stiebelekh’ [2] ne purent échapper à leur influence. Ces Guedolim ne voyaient donc pas l’utilité d’une organisation harédie mondiale, ni celle de s’occuper de l’établissement en Erets-Israël, et c’est pourquoi ils se fondaient sur l’opinion de Rabbi Haïm à la fin du Traité Ketoubot

Mais maintenant que le Maître du monde dans sa sagesse suprême a fait en sorte que les centres de Thora, de Moussar et de Hassidout sont passés en Terre sainte, et que chacun y a son cercle comme autrefois en terre d’exil, nous reste-t-il encore une part d’héritage hors d’Israël ? Est-ce que Brooklyn, le seul centre harédi aux États-Unis, peut se substituer à la ‘Jérusalem de Lituanie’, ou à la ‘Jérusalem de Hongrie’, de Galicie ou de Pologne ? Peut-il soutenir la comparaison avec les centres de Thora de la Terre sainte ? J’ai enquêté très sérieusement auprès de ceux qui venaient de là-bas, et ils étaient unanimes pour dire que la situation en Terre sainte était bien meilleure qu’à l’étranger, aussi bien pour l’éducation des garçons et des filles que pour tout ce qui touche à l’observance du Chabbat et à la tsni’out.

Et regardez ce miracle : cela fait une soixantaine d’années que le sionisme laïc s’efforce non seulement de construire un état, mais aussi d’apporter des réformes à la religion pour la modifier ; le résultat est que nous avons à nouveau de grandes yéchivot comme il y en avait autrefois à l’étranger ! De plus, elles ne sont plus confrontées aux contraintes d’un pouvoir non-juif, ni au souci de leur subsistance. Ce ne sont pas de ces yéchivot qui n’ont pour règle que d’étudier jusqu’au mariage, pour prendre ensuite chacun le chemin de son atelier ou de son commerce ; ce sont des institutions qui ressemblent à celles d’antan, où les étudiants n’ont pas d’autre univers que les ‘quatre coudées de la halakha’, et ‘se tuent’ à l’étude de la Thora. Quant à la situa­tion hors d’Israël, elle se dégrade de jour en jour…

Tout cela n’est qu’une manifestation des bontés du Créateur, qui nous a promis « qu’elle [la Thora] ne serait pas oubliée de la bouche de sa descendance [Israël] » [Deutéronome 31, 21]. Car si le Yaavetz [3] écrit que la pérennité physique de la nation d’Israël est un miracle plus grand que l’ouverture de la Mer Rouge, si le Yaarot Dvach [4] écrit qu’il faut orienter dans ce sens notre pensée dans la prière de ‘Goël Israël’, nous en dirons autant de notre situation spirituelle. En sorte qu’il n’y a aucun doute que si des dizaines de milliers de nos frères harédim venaient rejoindre la Terre sainte, et tout particulièrement ceux qui n’ont aucun besoin d’être assistés par des laïcs, il en résulterait une révolution importante dans notre vie spirituelle propre.

Et en vérité, pourquoi devrais-je prolonger l’exposé comme Yéhouda [5], et répéter une nouvelle fois ce que les Grands de ce monde ont déjà longuement expliqué ? Sinon pour souligner que le nationalisme laïc et stérile fait souvent oublier ce grand principe à nos frères harédim. Je me suis demandé quelle excuse nous aurons, quand viendra le jour où nous devrons rendre des comptes là-dessus. On ne peut certes pas s’appuyer sur l’opinion de Rabbi Haïm à la fin du Traité Ketoubot, car il a donné explicitement ses raisons, à savoir qu’on ne pouvait accomplir pleinement les mitsvot liées à la Terre. Or chacun sait qu’aujourd’hui, celui qui veut vraiment les accomplir peut le faire sans difficulté. Et de plus, tous les Richonim sont d’un avis contraire…

Et si l’on veut objecter que parfois se posent des problèmes auxquels il est difficile de trouver une solution dans la situation qui est la nôtre, où nous n’avons pas encore mérité d’avoir un gouvernement qui applique la Thora, nous devons savoir que le Saint-Béni-Soit-Il ne cherche pas à blâmer ses créatures. Pour les autre mitsvot aussi, nous nous heurtons parfois à des doutes devant lesquels il est difficile de s’acquitter selon toutes les opinions. Et nos Sages ont déjà dit dans le Traité Menahot [41a] : « Aux temps de la colère, la punition vient sur les mitsvot positives, telles que la mitsva de tsitsith… » [6].

Quant à ce que disent certains, que la mitsva d’habiter en Terre d’Israël consiste à ne rien faire d’autre que d’étudier et de s’occuper du service de l’Éternel toute la journée, ce n’est absolument pas exact. Si nous trouvons des Guedolim qui ont dit cela dans le passé, ce n’est valable que pour leur époque où celui qui venait en Erets-Israël était obligé, en règle générale, de recevoir sa subsistance de la Caisse ‘Ramban’, ins­tituée exclusivement pour ceux qui passaient leurs journées entières à l’étude de la Thora et au service d’Hachem, et la raison est bien claire. J’ai vu dans la biographie du Hafets Haïm qu’un jour son fils lui apporta une brochure écrite par un Gadol, qui expliquait que la mitsva d’habiter en Erets-Israël était réservée à celui qui pouvait se consacrer toute la journée à la Thora et au service d’Hachem, et le Hafets Haïm, de mémoire bénie, ne voulut même pas la regarder…

Nous ne sommes pas de ceux qui pensent qu’il faut liquider l’exil d’un seul coup, et prendre Jérusalem par la force pour hâter la Délivrance, en transgressant le serment de ne pas « mon­ter comme une muraille » [Ketoubot 111a] … Mais nous ne sommes pas non plus de ceux qui disent qu’aujourd’hui il n’y a pas de mitsva de monter en Israël, et que toute invitation à venir habiter en Erets-Israël se heurte au serment de ne pas « monter comme une muraille », car nous trouvons au contraire que tous les Richonim professent que cette mitsva est en vigueur de nos jours, soit en tant que mitsva positive, soit en raison du niveau de la Terre d’Israël et de sa sainteté.

[‘Makor Ha-Halakha’, fin de la première partie, p.88]


[1] Jeunes mariés logeant chez leur beau-père, pour pouvoir étudier à plein temps sans se soucier de la subsistance de leur famille.
[2] Maison d’étude et de prières fonctionnant en permanence.
[3] Rabbi Yaacov Emden.
[4] Rav Jonathan ben Rabbi Nathan Eibenschütz.
[5] Qui répéta son récit en détail quand il fut ramené devant Joseph [Genèse 44, 18-34].
[6] Mettre des tsitsith est une mitsva positive dont on peut aisément être exempté, puisqu’il suffit de porter des vêtements qui n’ont pas quatre coins. Cependant le Talmud nous apprend à ne pas nous en dispenser afin que cette mitsva ne s’oublie pas, et il nous met en garde contre la punition qui pourrait résulter de cette négligence ‘aux temps de la colère’. De même il est possible, comme nous l’avons vu dans ce qui précède, de trouver des prétextes halakhiques pour ne pas habiter en Erets-Israël, mais nous devons savoir que nous encourons alors la punition des ‘temps de la colère’.