Rav Sacks : la post-vérité


Extrait du livre « Morality – restoring the common good in divided times » du Rav Jonathan Sacks zatsal, pp. 163-168, Basic Books, New York.


À partir d’avril 2007, un email commença de circuler sur Internet, et se répandit rapidement autour du monde anglophone. Il annonçait : ❝Dernièrement, cette semaine, le Royaume Britannique a retiré l’Holocauste de son programme scolaire parce qu’il offensait la population musulmane, qui prétend qu’il n’a jamais eu lieu.❞ Il continuait : ❝C’est un signe effrayant de la peur qui étreint le monde, et de la facilité avec laquelle chaque pays y cède.❞ Le déni de l’Holocauste se déchaînait, suggérait le message, et il venait de remporter une grande victoire en Grande-Bretagne. Il était important, disait l’email, de faire savoir aux autres ce qui se passait, et il priait chaque personne qui le recevait de le faire passer à d’autres, afin qu’il soit vu 40 millions de fois.

L’histoire était fausse. Elle était basée sur un reportage disant qu’une seule école parmi les dizaines de milliers en Grande Bretagne n’enseignait pas l’Holocauste, et pour une raison tout-à-fait différente de celle qui était suggérée. Le Holocaust Education Trust en Grande Bretagne publia un démenti dès qu’il fut mis au courant, mais alors que le premier email était devenu viral, le second, le démenti, ne le fut pas. La peur fut si contagieuse qu’elle engendra une autre fausse histoire : partant d’une lecture erronée de l’abréviation ❛UK❜ en ❛University of Kentucky❜, un nouveau message fut publié, disant que cette université avait retiré la matière de l’Holocauste de son programme d’histoire. L’université fut forcée de publier son propre démenti.

L’email initial circula largement parmi les Juifs américains, et beaucoup le reçurent plusieurs fois. Il fit tellement impression que l’Anti-Defamation League me demanda de faire une tournée aux États-Unis, simplement pour convaincre les Juifs américains que la Grande Bretagne ne succombait pas à un antisémitisme à la manière de 1930, ni à l’islamisme radical. Dans quelle mesure j’y réussis, je ne le sais trop. Le pouvoir de la peur est si grand que même le fait d’assurer les gens que la réalité est différente ne chasse pas la première suspicion. C’est à ce moment que je découvris à quel point Internet avait donné une nouvelle vie au vieux dicton : ❝Un mensonge fera le tour du monde pendant que la vérité met ses bottes.❞

En 2016, l’Oxford English Dictionary consacra le mot ❛post-truth❜ [❛post-vérité❜] comme ❛Mot de l’Année❜, adjectif au sens de : ❝concernant ou qualifiant des circonstances dans lesquelles les faits objectifs ont moins d’influence pour former l’opinion du public que les appels à l’émotion et à la croyance personnelle❞. En 2017, trois journalistes politiques, James Ball, Matthew d’Ancona et Evan Davis, publièrent chacun un livre intitulé ❛Post-Truth❜, ce qui révèle peut-être un manque d’imagination, mais certainement aussi la profondeur de pénétration de cette idée comme un phénomène significatif de notre temps. D’Ancona remarqua que ce même terme avait été employé dès 1992 dans un essai, par l’auteur de théâtre Steve Tesich dans le magazine The Nation. Parlant du scandale Iran-Contra et d’autres événements dans lesquels le public avait été trompé, il suggéra que ❝nous, en tant que peuple libre, avons décidé librement que nous voulons vivre dans une sorte de monde de post-vérité❞. Mais l’emploi du terme attint un sommet en 2016, dans le contexte de l’élection présidentielle américaine et du vote sur le Brexit en Grande Bretagne.

Ces deux campagnes furent marquées par l’usage intensif des réseaux sociaux pour influencer l’opinion publique, avec la publication d’une foule d’assertions et d’allégations qui étaient au mieux trompeuses, et au pire délibérément mensongères. La campagne du Brexit fut marquée par des propositions hautement trompeuses, et notoirement celle que la Grande Bretagne économiserait 414 millions de dollars chaque semaine, réclamés comme cotisation à l’Union Européenne, qui pourraient être consacrés entièrement à la santé publique. Les années qui suivirent montrèrent à quel point les postulants des deux côtés savaient peu de choses sur les conséquences à venir. Elles ne sont d’ailleurs toujours pas claires. Quant à la campagne présidentielle américaine, elle fut caractérisée par des affirmations furieuses dont la relation à la vérité semblaient entièrement flexibles.

Plus important, il y eut une sombre manipulation par les compagnies de réseaux sociaux – Facebook en particulier, de ce qui aurait dû rester privé et protégé. Dans le scandale de Cambridge Analytical, les données personnelles de 87 millions de personnes, dont 70 millions aux États-Unis, furent volées et utilisées à des fins politiques sans information ni consentement. Et nous savons maintenant qu’il y eut aussi une immixtion russe, à la fois dans l’élection présidentielle américaine et dans le référendum du Brexit en 2016, avec l’intention apparente de déstabiliser la politique de l’Ouest. Pendant l’élection américaine, la Russian Internet Research Agency, une organisation de plus de mille personnes à Saint Pétersbourg opérant sous des identités clandestines, toucha plus de 126 millions d’utilisateurs de Facebook, et 20 millions sur Instagram, avec du matériel tendancieux. Ceci augure mal de l’avenir de la démocratie.

On peut juger de l’étendue du problème à partir de deux récents rapports venant des États-Unis. Une enquête de Brooking montra que 57% des personnes interrogées avaient été exposées à des fake news pendant les élections intermédiaires de 2018. Dix-neuf pour cent pensaient que cela avait influencé leur vote. Quarante-deux pour cent croyaient qu’il y avait plus de fake news qu’en 2016. Un rapport de 2019 du Pew Research Center révéla la profonde préoccupation du public à ce sujet. Une majorité d’Américains voient maintenant dans les fake news un problème national plus grave que le terrorisme, l’immigration illégale, le racisme, ou le sexisme. Presque sept sur dix disent que cela mine la confiance dans le gouvernement. Cinquante-quatre pour cent disent que cela nuit à la confiance des gens envers les autres. Cinquante-six pour cent croient que le problème va empirer dans les cinq prochaines années, et seulement un sur dix croit que des progrès seront faits pour endiguer le phénomène.

Parlant à Londres en 2019, Lord Hall, directeur général de la BBC, lança cette mise en garde, que le monde fait face à ❝la plus grande attaque contre la vérité depuis les années trente❞. Comparant la diffusion des fake news avec la propagande nazie au cours de la Deuxième Guerre Mondiale, il dit qu’❝une attaque contre la vérité est une attaque contre la démocratie❞.

(…)

Un monde de vérité est un monde de confiance, et vice-versa. Dans un tel monde, il y a quelque chose de plus grand que des individus recherchant leur propre intérêt. La vérité devient l’équivalent d’un espace public que nous pouvons tous habiter, quels que soient nos désirs et nos prédilections. C’est seulement quand la science développa des moyens de vérifier la vérité des hypothèses par l’expérience, les preuves, et l’évaluation, que la connaissance devint plus qu’une opinion, et qu’un réel progrès put être réalisé sur ce terrain. Là où il y a l’honnêteté – la vérité et la fiabilité – on tend à trouver la loi, l’ordre et la prospérité. Le respect de la vérité est essentiel à l’autorité, à l’effort collaboratif et à la gentillesse humaine. Mais cela requiert de l’humilité. Je dois être capable de reconnaître que certains faits sont vrais même s’ils questionnent mes convictions. Je dois reconnaître qu’il y a quelque chose de plus grand que moi.

Ce qui est arrivé ces dernières années, c’est que le rétrécissement de l’arène morale et la transition du ❛Nous❜ vers le ❛Je❜ se sont combinés aux nouvelles technologies de communication pour produire un effet dévastateur. Ce qui était autrefois le respect public pour la vérité a été remplacé par le bruit des réseaux sociaux, et l’absence de toute forme de contrôle sur Internet. Revenons en 1995, avant même la naissance de Google : le journaliste John Diamond écrivit que le vrai problème d’Internet est ❝qu’il n’y a pas vraiment de manière de discerner la vérité du mensonge❞. On peut tout trouver là-bas, le vrai et le faux, précis ou déformé, bien documenté ou inventé, équilibré ou tendancieux, et il n’y a aucune façon de clarifier la différence entre l’un et l’autre. De plus, quand la politique se joue dans les médias d’information, elle fait de moins en moins campagne, et de plus en plus de marketing, elle s’occupe de moins en moins des faits, de la politique et du débat rationnel, que des émotions et de la mobilisation au niveau viscéral.

Par conséquent, bien que les ❛faits alternatifs❜, les ❛fake news❜ et la ❛post-vérité❜ ne soient pas nouveaux, ce qui a changé est la vitesse et la portée de leur propagation par Internet, YouTube, et les réseaux sociaux. Tout le monde a accès à ces canaux de communication, et ceux qui cherchent à répandre des rumeurs et des allégations non confirmées peuvent maintenant le faire avec une facilité et une puissance sans précédents. Le journalisme de qualité a ses principes internes d’éthique professionnelle : ❝Le commentaire est libre…❞, dit C. P. Scott dans le Manchester Guardian en 1921, ❝…mais les faits sont sacrés❞. ❝Chacun a le droit d’avoir sa propre opinion…❞, dit Daniel Patrick Moynihan, ❝…mais pas d’avoir ses propres faits❞. Mais depuis un certain temps déjà, une grande partie de la population ne reçoit plus ses informations directement de la presse, mais par l’intermédiaire des réseaux sociaux, où il n’y a pas de moyen immédiat de vérifier l’exactitude et la sélectivité, même des sources journalistiques déclarées. Internet n’a pas encore développé d’éthique fiable de la vérité.

Deux facteurs rendent la chose particulièrement dangereuse. L’un est appelé le ❛biais de confirmation❜, c’est-à-dire notre tendance à croire les informations qui sont en accord avec notre propre image du monde, et à ne pas tenir compte des autres. Les algorithmes de réseaux sociaux multiplient encore cet effet en nous montrant des articles avec lesquels ils savent que nous sommes probablement d’accord. Depuis 2018, environ 68% des Américains reçoivent au moins certaines de leurs informations par les réseaux sociaux, et les réseaux sociaux tendent à s’assurer que les articles que nous voyons représentent des opinions que nous approuvons. 57% des Américains disent que les nouvelles qu’ils voient sur les réseaux sociaux sont largement inexactes, mais ils continuent malgré cela à les utiliser comme source d’informations, à cause de leur commodité. Le filtrage qui en résulte des opinions adverses conduit à la méfiance, et à une aggravation de l’incompréhension vis-à-vis de ceux dont les opinions diffèrent des nôtres. Les différences deviennent des divisions. Nous commençons d’habiter des îles déconnectées peuplées de gens qui partagent la même manière de penser.

Le second facteur est que notre attention est sélective. Nous sommes beaucoup plus susceptibles de retenir des choses qui ont soulevé notre peur. Ceci met en jeu la partie la plus primitive du cerveau, appelée parfois le cerveau reptilien. Ce cerveau est câblé pour assurer notre survie, il gouverne notre réponse de ❛lutte-fuite-inhibition❜. Il enregistre la peur, et son fonctionnement est si rapide et automatique qu’il est parfois difficile à maîtriser. C’est pourquoi l’histoire de ❝déni de la Shoah❞ avec laquelle j’ai commencé ce chapitre a eu une si large portée, alors que son rectificatif a été à peine remarqué. Le temps que nous allions vérifier si nos peurs sont justifiées, la terreur elle-même, souvent combinée avec des souvenirs de traumatismes précédents, a déjà fait son travail.

On voit donc que la diffusion de la post-vérité est très liée aux nouveaux médias de communication globale et instantanée. Mais elle se situe aussi dans un contexte intellectuel plus large. En premier lieu elle se rapporte aux travaux de Marx, Nietzsche et Freud, auquel Paul Ricœur donna le nom générique de ❝l’herméneutique de la suspicion❞. C’était l’idée que sous toute communication apparente a lieu quelque chose d’autre. Il y a un sous-entendu. Pour Marx, c’étaient les puissants qui consolidaient leur pouvoir. Pour Nietzsche, c’étaient les faibles qui prenaient leur revanche contre les forts. Pour Freud, c’étaient les courants souterrains des voies de l’inconscient. Mais pour tous les trois, ce qui était dit était moins important que ce qui était en-dessous de ce qui était dit. La ❝vérité❞ était un simple masque pour dissimuler les réalités du pouvoir.

En second lieu, dérivé en partie du premier, il y a le mouvement philosophique qui fleurit entre les années 1960 et 1980, connu sous le nom de postmodernisme. Comme son nom l’indique cependant, il se développa en opposant délibéré et en successeur du modernisme. Le modernisme était le projet des Lumières. Il stipulait que la raison et l’observation – représentées respectivement par la philosophie et la science – établissaient une vérité objective, sans aucun des présupposés dogmatiques de la religion.

C’est précisément cette idée qu’il y a des vérités fondamentales que les postmodernistes rejetèrent. ❝Ce n’est pas vrai❞, dirent-ils, ❝il y a une différence fondamentale entre la réalité et la façon dont nous en parlons, et dont nous la pensons. Ceci est un phénomène de langage, et il y a de nombreux langages. La philosophie n’est ni plus ni moins que la manière dont une culture spécifique, ou un penseur individuel, interprète la réalité. L’histoire dépend du biais de l’historien. Un texte littéraire dépend tout autant du lecteur que de l’écrivain❞.

Même la science n’est pas objective, prétendirent les postmodernistes. Un texte clé à ce sujet était le livre de T. S. Kuhn, La Structure des Révolutions Scientifiques, dans lequel il argumentait que pour une époque donnée, la façon dont la science interprétait les données dépend de la théorie prévalente, ce qu’il appelait le ❝paradigme❞. Les données qui contredisent le paradigme sont éliminées au moyen d’une explication adéquate, jusqu’à ce qu’elles s’accumulent au point qu’une nouvelle théorie apparaît – la relativité par exemple, ou la physique quantique, et le paradigme change. En mettant tout cela ensemble, nous arrivons à la conclusion que la réalité est ❝construite socialement❞. Elle n’est pas dans le monde extérieur, elle est ❝ici au-dedans❞, dans l’esprit. Il n’y a pas de vérité. Il y a des vérités, plurielles, chacune dans une large mesure subjective. Voilà comment le discours académique est arrivé collectivement à la proposition mise en avant par Nietzsche un siècle plus tôt : ❝Il n’y a pas de faits, il n’y a que des interprétations❞.

Le postmodernisme a été un mouvement profondément obscur. Ses principaux protagonistes avaient l’habitude de parler en phrases dont le sens était quasiment impénétrable. Une blague à l’époque disait que la différence entre la maffia et un postmoderniste était que la maffia vous fait une offre que vous ne pouvez pas refuser, alors qu’un postmoderniste vous fait une offre que vous ne pouvez pas comprendre.

Il n’est pas à la portée de tout le monde de lire ces maîtres de l’obscurité, Lyotard, Baudrillard, Derrida, Lacan, Irigaray, Latour, Virilio, Deleuze, Guattari et les autres, superbement embrochés par Alan Sokal et Jean Bricmont dans leurs ❛Intellectual Impostures❜. Mais ils font partie d’une mode, et leurs précurseurs – Marx, Nietzsche et Freud – ont eu une énorme influence. Ainsi, ils ont rendu possible à un niveau intellectuel de croire que la vérité n’existe pas, même si cette proposition est chargée de contradictions internes.

Dans une étude, entreprise en 2015, les réactions des libéraux et des conservateurs à certains types de reportages ont été testées. Il a été trouvé que ❝De même que les conservateurs ne tiennent pas compte des théories scientifiques qui vont contre leur vision du monde, les libéraux font exactement la même chose❞. La science devient ce qui justifie votre préjugé, l’histoire est simplement ❝narrative❞, et le récit que vous faites du passé dépend de quel côté vous êtes. Toute moralité est relative, entièrement dépendante de votre choix personnel. Ainsi, le climat intellectuel était préparé pour l’assaut contre la vérité rendu possible par les nouvelles technologies de communication. Dans un monde sans vérité, les fausse nouvelles et les faits alternatifs fleurissent, parce qu’il n’y a rien d’autre, rien qui se tienne au-dessus des voix contradictoires et des récits conflictuels. La vérité a été vaincue en théorie longtemps avant d’être détruite par les réseaux sociaux.

Le résultat est inévitable. Là où la vérité meurt, meurt aussi la confiance. À peine 10% des personnes de la Génération Z, née en 1995 et après, se fient aux politiciens pour faire ce qui convient. C’est un fait que la perte de confiance est généralisée, comme nous l’avons vu. Les gens ne font pas confiance aux journalistes, ni aux sociétés internationales, ni à personne d’autre dans ce domaine. Ils considèrent qu’eux, le public, ont été induits en erreur de manière flagrante. En l’absence d’engagement vis-à-vis de la vérité, il ne reste plus que la combine, l’embrouille, le déni et la manipulation de l’opinion publique.

C’est Nietzsche qui a prédit ce qui allait vraisemblablement se produire : quand les gens abandonneraient leur foi dans la religion, ce n’est pas seulement la religion qu’ils perdraient. Ils perdraient la moralité, et avec elle le souci de la vérité, de sorte que même la science perdrait son autorité. La science, disait-il, ne peut fonctionner que si nous lui apportons une conviction préalable :

La question de savoir si la vérité est nécessaire ne doit pas seulement avoir été posée à l’avance, mais [ce point] doit être affirmé à un degré tel que le principe, la foi, la conviction trouve son expression : RIEN n’est nécessaire autant que la vérité, et comparé à elle, tout le reste passe au second plan.

Friedrich Nietzsche, The Gay Science, traduit en anglais avec commentaire par Walter Kaufmann, Vintage, p. 281.

Pourquoi, après tout, ne pas tromper les autres ? Et pourquoi ne pas se permettre d’être trompé ? La quête de la vérité a beaucoup d’avantages, mais la tromperie également. Un regard candide sur l’existence nous dirait, nous dit Nietzsche, que la vie est dirigée vers l’apparence, ce qui veut dire l’erreur, la tromperie, la simulation, la mystification et l’automystification. L’histoire a toujours favorisé les maîtres de la tromperie. Par conséquent, quand nous parlons d’un engagement à la vérité, ❝nous nous tenons sur un terrain moral❞.

Il continue :

Ainsi, la question ❝pourquoi la science❞ nous ramène à un problème moral : pourquoi avoir une moralité quelconque quand la vie, la nature et l’histoire ne sont pas morales ?… C’est toujours une foi métaphysique sur laquelle repose notre foi en la science, [à savoir] que même nous, qui recherchons la connaissance aujourd’hui, nous les anti-métaphysiciens irréligieux, nous tirons encore notre feu, nous aussi, de la flamme allumée par une foi qui est vieille de milliers d’années, [à savoir] cette foi chrétienne, qui était aussi celle de Platon, que Dieu est la vérité, que la vérité est divine.

Ibid., p. 283.

Nietzsche fit face courageusement à l’énigme qu’il voyait devant lui. Il croyait résolument que la religion était fausse, mais il reconnaissait néanmoins que sa flamme inspirait à l’homme un grand effort. La question qu’il ne pouvait s’empêcher de poser résonne donc encore plus fortement : ❝Et quoi [faire] si cela devenait de plus en plus incroyable ?❞ Sa remarque est simple et forte : enlevez l’impératif moral, qui est considéré en dernière analyse comme religieux-métaphysique, et nous humains n’aurions plus aucune raison de dire la vérité si la tromperie et la manipulation étaient avantageuses, ce qu’elles sont souvent.

Nietzsche, l’athée le plus profond de ces derniers siècles, lui-même inspirateur du postmodernisme, garda une honnêteté inflexible vis-à-vis de ses lecteurs. Dans un monde sans un code moral consensuel, n’attendez pas que la vérité survive. C’est notre monde aujourd’hui. L’usage manipulateur des réseaux sociaux dans le sens des intérêts économiques et politiques, de la richesse et du pouvoir, nous a conduits directement dans une ère de post-vérité dans laquelle la confiance dans les institutions publiques est à un plus bas historique. C’est ce qui arrive quand nous essayons de faire marcher une société sur les seules bases du marché et de l’état.

Sans engagement moral, la voix encore petite de la vérité est inaudible derrière la cacophonie des mensonges, des demi-vérités, des brouillages et des échappatoires. Sans vérité, pas de confiance ; sans confiance, pas de société. La vérité et la confiance créent un monde que nous pouvons partager.


(Traduction de l’anglais : Menahem Brégégère)