La notion de sainteté – par le Rav Léon Askénazi


Le dégagement du Mur Occidental après la Guerre des Six Jours


La notion de ‘kedoucha’, quasiment intraduisible et très mal représentée par le mot ‘sainteté’, est ici cernée en quelques lignes, avec une profondeur et une justesse impressionnantes, par le Rav Léon Askénazi – Manitou – dans une intervention au Douzième Colloque d’Intellectuels Juifs de Langue Française, tenu à Paris le 31 octobre 1971.

La notion de sainteté que nous propose le Rav Kook arrive comme le troisième moment d’une particularisation de langage dont les deux premières étapes sont représentées par l’œuvre de Juda Halévi et celle du Maharal.

Dans l’œuvre de Juda Halévi, la notion fondamentale pour notre sujet est celle du ‘Inyan haéloki’. Le terme de inyan, en hébreu, signifie généralement « sujet » dans le sens de « sujet d’étude » et, de là « objet » dans le sens d’« objet de réflexion » ; mais Juda Halévi l’emploie dans le sens de « projet ». Inyan haéloki pourrait se traduire par « projet divin » ; c’est le terme dont Juda Halévi se sert pour situer la spécificité historique d’Israël dans le projet général des lignées humaines à la recherche du monde réussi, du monde authentique, du monde transfiguré – ou encore : du monde sacralisé ou sanctifié. L’œuvre de Juda Halévi s’efforce de définir l’identité d’Israël se reliant à la sainteté, parmi les autres tentatives des autres peuples.

Chez Juda Halévi, l’adjectif est ici éloki, « divin ». Chez le Maharal, nous trouverons surtout la notion de ‘tiveî’, « naturel », non pas dans le sens païen du terme, mais pour désigner ce qu’il y a de véritablement authentique dans la réalité. Le langage est donc théologique chez Juda Halévi, parce qu’il avait à résoudre un problème de son temps où la civilisation ambiante était imprégnée de langage et de convictions théologiques. Le temps du Maharal, c’est l’époque de la Renaissance, où déjà commence la civilisation moderne occidentale, le temps de la désacralisation dans le langage et dans ce que le langage représente : les réalités du divin telles qu’elles étaient jusque-là perçues sans problème par la civilisation chrétienne.

Pour le Rav Kook, Inyan haéloki, le « projet divin » de Juda Halévi, et la recherche du plus authentique dans la réalité du Maharal, sont une même chose qui est la kedoucha, la sainteté. Ce n’est pas simplement artifice du langage, processus sémantique, mais approfondissement.

Cette notion de Inyan haéloki chez Juda Halévi nous donnera les racines, les préliminaires de la découverte de ce que le Rav Kook entend par sainteté.

Bien entendu, à toute analyse il y a un préalable que je dirai méthodologique. Ce préalable, c’est le fait de l’existence d’Israël. Il y a dans le monde, parmi les hommes, une identité, difficile à définir – mais c’est bien l’objet de la recherche de notre propre sagesse -, une identité qui est Israël ; cette existence de l’identité d’Israël n’est pas l’objet d’un credo : nous ne sommes pas des hommes qui croient à Israël, nous sommes Israël – et ce terme Israël englobe bien entendu tous les membres du peuple juif. Cette identité d’Israël a commencé par être hébraïque, puis par héritage devient l’identité juive ; peut-être sommes-nous en un temps de mutation et, en troisième lieu, deviendra-t-elle israélienne essentiellement. Cette identité hébraïque se connaît elle-même, est capable de se connaître elle-même, parce qu’elle dispose – et c’est peut-être un cas unique dans l’histoire de l’humanité – d’une carte d’identité, d’une mémoire capable de lui livrer le secret de son « connais-toi toi-même », de sa connaissance de soi : le texte biblique qui nous décrit la genèse de cette identité, mais, par la manière dont il le fait, nous éclaire simultanément sur les évènements de notre histoire, sur les évènements où cette identité se constitue en cherchant son avènement, sa réalisation.

Nous sommes peut-être en ce sens les seuls hommes qui disposent d’une référence positive. Dans cette charte d’identité qu’est la Thora pour nous, nous sommes capables de lire dans notre mémoire et de savoir qui nous sommes nous définissant en tant que descendants d’Abraham, d’Isaac et de Jacob : je devrais dire de Jacob, d’Isaac et d’Abraham.

La principale force de conviction qui se formule dans cette rencontre avec soi-même, lorsque nous arrivons à nous rencontrer jusqu’en Abraham, c’est la certitude que notre monde a un Créateur. Encore une fois, ce n’est pas là un credo ou un article de foi à la manière du langage théologique d’aujourd’hui, ni d’une conviction subjective, d’un préalable subjectif ; c’est une manière de se connaître soi-même.

Rav Yéhouda Léon Askénazi


[« L’Autre dans la Conscience Juive – le Sacré et le Couple », Presses Universitaires de France, Paris 1973].