Judaïsme et Révolution, d’après le Zohar – par le Rav Léon Askénazi


[Alain Geismar, Louis Aragon et Daniel Cohn-Bendit en mai 1968]


Larges extraits de l’intervention du Rav Léon Askénazi – Manitou – au Dixième Colloque d’Intellectuels Juifs de Langue Française, « Jeunesse et Révolution dans la Conscience Juive », tenu à Paris du 16 au 19 mars 1969.

Les sous-titres, mises en caractères gras et ndlr ont été rajoutés.


(…)

Je voudrais rapidement développer un des thèmes les plus familiers à la pensée du Zohar concernant le problème qui nous occupe. Cela va nous obliger (…) de vous présenter l’émergence de l’identité d’Israël dans l’histoire humaine comme un phénomène révolutionnaire.

L’identité d’Israël est la manifestation d’une révolte à l’intérieur d’une révolte

Israël pénètre dans l’histoire humaine avec Abraham, à l’échelle de l’identité individuelle. Puis avec le peuple d’Israël – à la sortie d’Égypte et, avec un personnage exemplaire, Moïse –, à l’échelle collective.

Dès le début du récit biblique tel que nous le fait lire la tradition cabaliste, nous nous apercevons que l’identité d’Israël peut naître dans une humanité qui est en révolte. Il y a d’abord un état de révolte (…), de rébellion de l’humanité contre la finalité de l’histoire humaine, c’est-à-dire contre le dessein du Créateur. (…) Nous voyons Abraham, puis Moïse, faire pénétrer dans l’humanité une certaine manière d’être qui se nomme Israël, et qui va entrer en rébellion contre une rébellion préalable de l’humanité, un état de révolte de l’humanité contre son propre destin, contre sa tradition, contre, en fin de compte et en langage religieux, les desseins du Créateur. Dans toutes les révolutions quelles qu’elles soient, dans toutes les révoltes, les bonnes et les mauvaises, il y a en fin de compte la révolte contre le Créateur. Tout se passe comme s’il y avait dans un état révolutionnaire un jugement préalable, même s’il n’est pas formulé, même s’il n’est pas conscient, une insatisfaction de l’état des choses ; mais en fin de compte l’ultime responsable de l’état des choses, c’est Dieu lui-même en tant qu’Il a créé le monde dans lequel nous existons.

Il ne faut pas s’étonner de ce courage de la pensée cabaliste qui n’hésite pas à dire les choses clairement, comme elles sont. Lorsque le juste se révolte, c’est contre le mal, mais aussi contre Dieu, Dieu qui a créé le monde où le mal peut être possible. Lorsqu’il s’agit simplement de la rébellion d’un homme qui n’est pas satisfait des jouissances qu’il peut avoir dans le monde où il vit, et qui , de bonne ou de mauvaise foi, réclame au nom de principes moraux une jouissance plus grande de droits qui sont de l’ordre de l’intérêt – eh bien, c’est contre le mal, là encore, qu’il se révolte ; mais en fin de compte, il se révolte aussi contre les desseins du Créateur. Il y a là, vous m’excuserez du terme, une ambiguïté dans toute révolution. C’était d’abord l’humanité sans Israël qui s’était révoltée ; et Israël apparaît comme une révolte à l’intérieur de la révolte, et contre la révolte en général.

Le personnage en qui le Zohar, d’après la Bible, voit le modèle de cette révolution en-dehors d’Israël, c’est Nemrod. Les exégètes ont tout-de-suite entendu « le révolté » ; son nom en hébreu signifie « révolutionnaire », c’est-à-dire l’homme qui tente, après un bilan d’insatisfaction, de changer l’ordre des valeurs et de s’emparer des pouvoirs de manière à imposer à l’histoire un certain nombre de valeurs nouvelles. Et la Bible – c’est ce qui a frappé le Zohar – n’hésite pas à donner une définition louangeuse de Nemrod (…) : c’est un vaillant, c’est un grand vaillant, c’est le chasseur par excellence, « le vaillant chasseur devant le Seigneur » – devant le Créateur, devant celui que la Bible nomme Dieu en tant que Créateur, en tant qu’il dirige la finalité de l’histoire humaine.

La Bible valorise l’autonomie humaine dans l’initiative mais non dans la réalisation

Nous sommes, dans ce premier point, dans l’analyse d’un thème important : la Bible a toujours loué les commencements d’activité, les commencements d’initiative, l’autonomie humaine. Chaque fois que le terme « commencer à agir » intervient dans le récit historique de la Bible, on voit un jugement positif sur celui qui va commencer à utiliser les prérogatives de l’autonomie humaine. C’est le cas, par exemple, de Énoch, le premier fils de la lignée de Seth : “Alors on commença à invoquer le nom de Dieu” [Genèse 4, 26]. Dans le projet, dans le commencement, il y a tentative de réussite, et puis le commentaire intervient et dit : il faut lire autrement ; ça ne signifie pas : on commença à invoquer le nom du Seigneur, c’est-à-dire à authentifier l’histoire humaine par les vraies valeurs ; ça signifie : on a commencé, en réalité, à profaner le nom du Seigneur, à inventer l’idolâtrie et à donner le nom du Seigneur aux choses et aux êtres, c’est-à-dire à s’emparer de la souveraineté des valeurs pour les donner à la créature. (…) Chaque fois que l’homme utilise l’initiative qui est donnée à sa nature, le pouvoir de commencer à prendre en main les destinées de l’histoire, le commencement est positif, mais finalement l’échec intervient. Et le commentaire nous fait lire dès le commencement, dès les germes de l’histoire, l’altération du projet, qui mènera à l’échec.

Cela nous aidera tout-à-l’heure à mieux comprendre pourquoi toute la pensée du Zohar, quelles que soient les apparences, est une critique systématique de ce que le monde moderne nomme l’humanisme – puisque finalement l’usurpation, par la créature, des valeurs au nom desquelles l’homme a fait sa révolution, c’est bien cela l’humanisme.

Tel est donc mon premier point. C’est à l’intérieur d’une identité humaine qui est révoltée à l’échelle de l’universel contre sa propre condition que l’identité d’Israël apparaît pour faire une révolution dans la révolution et tenter de remettre les choses dans le chemin de l’authenticité. La révolte d’Israël contre l’échec de l’histoire humaine est une révolte d’Israël contre une révolte déjà existante.

La vocation universelle du peuple juif est inscrite dans son identité

Il est important de mettre en évidence le fait que le problème qui nous occupe ici, c’est la position, très difficile à définir, de l’identité d’Israël qui émerge avec Abraham à l’échelle individuelle, puis avec Moïse à l’échelle collective, l’identité du peuple d’Israël par rapport à l’universalisme.

Premier postulat : il y a identité absolue entre la nature humaine et la nationalité d’Israël, dans la mesure où Israël est une nationalité purement et simplement. Je crois qu’il faut avoir le courage de voir le problème en face. C’est un postulat de la tradition juive, et il ne s’agit pas là, je le dis d’emblée, de racisme. On a parlé hier des risques d’une formulation raciste si l’on affirme une sorte de vocation révolutionnaire du Juif par nature, comme si cela se transmettait par les gènes. Il s’agit ici d’une manière d’être homme, qui se reconnaît comme étant la nationalité humaine en général ; et c’est pourquoi il va y a avoir une rivalité inexpiable entre l’histoire de la société d’Israël, qui porte en elle la vocation de reconstruire l’universel, et toutes les tentatives de l’extérieur qui se présentent comme autant d’humanismes possibles mais qui finalement s’érigent toutes, malgré l’aide que leur a donnée l’identité d’Israël à leurs commencements, comme ennemies de l’identité d’Israël.

Au fond, il y a deux tentatives de construire l’universalisme : celle qui commence à Nemrod, et celle qui va commencer à Abraham. Les deux sont en révolte, mais les deux sont en rivalité. Abraham, comme Nemrod, va nous inviter à une rébellion contre l’ordre des choses pour installer un ordre de valeurs, mais l’intention de cette révolte est très différente.

À l’échelle individuelle, bien des hommes qui participent à cette manière d’être Israël ont été trompés par des analogies formelles. Les deux choses sont vraies : la vocation d’Israël est d’être en perpétuel état de révolte jusqu’à ce que l’ère messianique soit instaurée ; mais en même temps, nous rencontrons en-dehors d’Israël, dans l’humanité en général, le phénomène révolutionnaire. Il y a parfois convergence des mécanismes et des méthodes, mais il y a une rivalité de ces deux manières d’être en révolte contre l’état des choses. En d’autres termes, il y a une messianité générale qui travaille dans l’humanité en général depuis l’origine ; et il y a une messianité propre à Israël. Et elles sont en compétition. Souvent, il peut y avoir des alliances entre les deux niveaux : il est indéniable que les Juifs – et l’ont-ils fait en tant que Juifs ? – ont aidé, sinon provoqué, bien des révolutions dans leurs commencements, mais toutes sans exception, jusqu’à la dernière y-compris, dans leur propre échec, se retournent finalement contre l’identité d’Israël.

Les rapports entre l’identité juive et les révolutions

Bien des difficultés surgissent dès l’énoncé de ce postulat. Nous avons à repenser notre insertion, même politique, dans l’universel humain, et les différentes positions prises corolairement aux différentes grandes révolutions auxquelles l’identité juive a participé, et en particulier, peut-être au premier chef, à la Révolution française qui a été le premier moment du dévoilement du problème dont nous parlons. La Révolution française a été en effet la première tentative moderne de désaliénation de l’identité humaine ; elle a été un phénomène sociologiquement français, localisé, mais ce ne peut être un hasard historique que c’est en corollaire avec la Révolution française que le problème de l’insertion de l’identité juive dans un universel humain, qui se cherche à travers les révolutions, ait été posé pour la première fois – et que tous les mouvements politiques trouvent leur commencement logique, sinon historique, dans l’événement et les principes de la Révolution française.

L’ère de la relation entre l’identité juive et l’identité non-juive qui a commencé avec le sanhédrin de Napoléon, est en train de s’achever ; nous avons tous un certain nombre de masques à enlever et il nous faut rencontrer ce problème de façon directe, de façon courageuse. Ce n’est pas un hasard si c’est en France que ces analyses doivent être faites. Il me semble personnellement que le temps de la collaboration ès-qualités de l’identité juive avec l’histoire humaine universelle est clos. Cette collaboration doit se faire dorénavant dans de tout autres perspectives. Pour ma part, j’ai choisi la perspective qui consiste à être Israélien, et d’être lié aux problèmes de l’universel humain en tant qu’Israélien.

Le postulat que nous trouvons dans la pensée cabaliste est le suivant : nous cherchons, nous, cette manière d’être homme qui s’appelle Israël à travers Abraham ; nous cherchons à reconstituer l’universel humain, à réinstaurer l’ordre des valeurs comme étant souverain de l’histoire. C’est cela que nous entendons par l’ère messianique.

Résumons. Premier conflit : Nemrod a entendu cette révolte contre le désordre des valeurs, de l’exercice de l’histoire antérieure, en s’appropriant le critère des valeurs ; et cela c’est l’humanisme. Abraham l’a entendue en luttant contre cette tentative de l’humanité qui n’a mené, jusqu’à nous, qu’à des échecs successifs – tentatives auxquelles nous avons collaboré parce que nous sommes travaillés exactement par le même mouvement mais avec une finalité radicalement antérieure.

Je crois qu’il est important de sympathiser avec le contenu de toutes ces énergies que l’on nomme révolutionnaires, de tous ces humanismes, parce que c’est cela qu’il y a à faire : réinstaurer l’ordre des valeurs pour que l’histoire humaine réussisse – mais la perspective dans laquelle ce mouvement révolutionnaire a travaillé en Israël est radicalement en un sens inverse. Il ne s’agit pas de réussir l’humanisme, mais de ne pas tomber dans l’échec de l’humanisme. Il s’agit de réussir le projet du Créateur à travers l’histoire humaine, et c’est là que les choses sont difficiles ; d’autant que, dans le temps culturel où nous vivons, cette manière de rencontrer le problème est devenue subjective, parce qu’elle est rattachée à l’expérience religieuse et que, dans les temps où nous vivons, l’expérience religieuse est devenue subjective et incommunicable au niveau où je me situe maintenant.

Incompatibilité entre l’identité juive et tout humanisme d’une société particulière

Je voudrais maintenant quitter ce panorama et aborder un exemple dans le détail, ou tout au moins donner une description d’une certaine manière de comprendre la lecture de nos textes. Le texte que je vais citer est au début du chapitre 21 de l’Exode. Voici de quoi il s’agit.

Une certaine société d’Israël a pris la décision de « décrocher » de l’univers humain tel qu’il était incarné par la société égyptienne, contre laquelle elle était entrée en révolte ; c’est le peuple d’Israël au temps de la sortie d’Égypte, sous la direction de Moïse. Depuis Joseph, depuis la descente de la famille de Jacob, une première stratégie avait été essayée : aider les Égyptiens à réaliser le royaume de Dieu sur terre, à réaliser un ordre humain vivable dans les catégories de la civilisation égyptienne ; la descendance de ce héros de la famille des Patriarches, Joseph, prend parti pour un certain humanisme – en ce temps-là c’était la civilisation de l’Égypte, parce que l’Égypte était la civilisation en projet.

Il s’agissait donc, à ce stade antérieur, de voir les problèmes humains du dedans de la civilisation égyptienne, et de tenter de la féconder par l’héritage hébreu tel qu’il existait depuis l’expérience d’Abraham, d’Isaac et de Jacob – et tout se passe comme si le bilan que fait Moïse, et que fait le peuple, à son corps défendant, c’est que la société égyptienne a échoué dans sa tentative d’un humanisme régénéré : c’est de nouveau un échec, parce que l’intention était la même : faire la révolution contre la possibilité de vivre le monde – bon ! – mais la faire en rébellion contre la loi du Créateur. Et le bilan, l’analyse, le jugement, du peuple d’Israël et de Moïse : cela était impossible ; il faut « décrocher ».

Joseph l’avait déjà pressenti : au moment de sa mort, il fait promettre à ses frères d’emporter ses ossements, de ne pas laisser de traces ; dans la culture de l’époque, ces traces d’Israël qui avaient fécondé l’humanisme, seraient adorées comme idoles – il ne faut pas entraîner ce risque supplémentaire. Je pense aussi à ce qui est arrivé avec le christianisme, qui érigea en idole la trace de l’identité d’Israël travaillant dans l’humanisme d’une certaine contemporanéité, qui adora un fils de Joseph, comme l’Égypte risquait d’adorer les ossements de Joseph.

Symboliquement, le texte nous invite donc à comprendre qu’il y a eu une tentative de coopération avec les humanistes et leur révolution pour instaurer l’ordre des valeurs – tentative permanente dans l’histoire d’Israël : elle s’appelle la messianité de Joseph, qui descend en Égypte pour tenter, devenant lui-même vice-roi de l’Égypte, d’infléchir de l’identité d’Israël la tentative d’humanisme égyptien – et cela a été un échec.

Il y a une incompatibilité d’identité humaine – et je crois que l’antisémitisme des révolutions réussies ne peut s’expliquer que par là – parce qu’à mes yeux cela reste un mystère : pourquoi tous ces hommes, qui ont fait leurs révolutions dans le dedans même des finalités qui ont été celles d’Israël, et avec l’aide des Juifs, se sont toujours et systématiquement retournés contre l’identité d’Israël, sous quelque forme que ce soit, que ce soit celle des Juifs en diaspora, que ce soit celle d’Israël chez lui ? Il y a là un mystère, et je n’ai d’autre explication à proposer que celle d’une incompatibilité d’identité humaine, et d’une compétition, d’une rivalité entre deux manières de comprendre l’humanisme.

L’unité des valeurs au centre de l’identité juive

Voici donc ce peuple qui a réussi à se libérer de l’échec de l’humanisme égyptien, et qui va recevoir la révélation d’une loi qui, dans la cohérence du récit biblique, nous est présentée – et c’est peut-être le « secret » de l’humanisme d’Israël,  comme la loi de l’unité des valeurs.

Au fond, l’échec des humanismes, et donc des révolutions, c’est qu’elles sont préoccupées de ne faire réussir qu’une seule valeur à la fois, à tour de rôle. Nous voyons les humanismes dits universels tenter de faire réussir tel principe, qui en tant qu’il est une vraie valeur nous est, à nous Juifs, très familier, et nous nous jetons à corps perdu, à âme perdue, dans la tentative. Tantôt, le principe de justice étant violé par l’empire, c’est la révolution au nom de la justice. Et puis, ailleurs, dans un autre temps, c’est le principe de générosité ou d’amour qui a été violé ; alors c’est la révolution au nom de l’amour. Et, chaque fois, les Juifs coopèrent, Israël participe, s’y reconnaît, mais ne s’y reconnaît que de façon partielle.

Le secret de la révélation que Moïse s’efforce d’apporter à cette société d’Israël, en tentant de la « décrocher » des humanismes universels, c’est cette même tentative de reconstruction de l’identité humaine – mais au titre de l’identité globale d’Israël.

Je pressens dans ce que je vous dis l’accusation que vous me ferez, celle d’un nationalisme poussé à la limite. Mais vous avez compris qu’il ne s’agit pas du tout de cela, qu’il s’agit d’une manière d’être homme. Il n’y a d’autre Adam qu’Israël – quelle insolence si l’on ne comprend pas les textes dans leur droit fil. Qu’est-ce que cela signifierait ? Que les non-Juifs ne sont pas des hommes ? Il est évident que ce n’est jamais ce que la Bible a voulu dire. Cela veut dire que l’humanité humaine se cherche dans l’histoire universelle, et cette matrice de gestation est la société d’Israël ; à travers l’histoire – et l’exemple que nous sommes en train de lire est un exemple privilégié –, nous avons à faire le bilan successif de tous ces échecs qui consisteraient pour Israël à s’engouffrer, se perdre en tant qu’élément fécondant de l’humanisme extérieur. L’histoire de Joseph nous le dit. Il y a ce vertige en Israël. Ce serait une assimilation honorable si elle était motivée par une énergie acceptée, celle de mourir comme germe chargé de féconder le blé qui pousse. Mais chaque fois nous entendons, dès que nous faisons le bilan, cette exhortation de Joseph : “Attention, il arrivera que vous aurez à décrocher ; alors, vous emporterez mes ossements avec vous”.

Transcendance et faisabilité du projet divin

Et voilà que la Loi du Sinaï est donnée. Le projet du Créateur, nous ne savons pas ce qu’il est. Le Zohar nous apprend : les vrais prophètes d’Israël ont été ceux qui ont prophétisé sur le passé, qui nous ont expliqué le passé, et qui, par rapport au passé, nous ont éclairés sur les perspectives. Nous n’avons pas de devins qui prédisent l’avenir. Nos prophètes nous ont décrit les perspectives de l’avenir dans la connaissance qu’ils avaient du passé. Cela a souvent été dit. En réalité, tout se passe comme si nous sommes chaque fois à l’extrême pointe d’une étape des engendrements de l’homme, de l’évolution humaine. Et l’étape qui vient ? Nous ne voyons rien, nous ne savons pas. Nous savons qu’il y a un projet du Créateur, et que tant qu’il n’est pas réussi nous serons malheureux. Dans l’histoire, les temps messianiques sont les temps du bonheur d’être, mais nous ne savons pas ce que c’est le Fils de l’homme [celui qui s’inscrirait dans l’exact prolongement du premier homme créé par Dieu, et donc du projet divin – ndlr] – et je crois que l’idolâtrie intrinsèque à la prophétie hébraïque serait de décrire le Fils de l’homme comme s’il était déjà là.

Nous ne savons pas. Mais en tout cas nous savons un secret – et je mets ce mot  « secret » entre guillemets : le Fils de l’homme ne sera authentique que si toutes les valeurs à la fois sont satisfaites.

Le judaïsme est vraiment la tradition de l’unité de vérité à prendre au sens strict. Nous n’avons pas inventé les valeurs, elles existent ; nous n’avons cessé d’être justes, théoriquement [= selon la conception de la justice dont nous sommes capables – ndlr], d’être bons, théoriquement [id.]. Mais la loi du Fils de l’homme, c’est d’être capable d’être à la fois juste et bon ; et cela, nous ne savons pas le faire. Mais les cabalistes nous disent que tout se passe comme si c’est un savoir-faire de l’identité Israël ; si c’est cela qui doit être réussi, le sens de l’expérience de l’histoire biblique jusqu’à Abraham, et à partir d’Abraham, c’est qu’il y a une certaine manière d’être homme qui possède ce savoir-faire, à l’échelle collective bien-entendu, chacun y participant à la mesure de son envergure, soit à l’indice de la réussite, soit à l’indice de l’échec.

Il y a une certaine manière d’être homme qui est censée posséder ce savoir-faire, et c’est ce qui nous explique pourquoi, à l’échelle de la conscience individuelle, nous avons chaque fois cette tendance à être les hérétiques de toutes les orthodoxies.

Je m’explique. Si un Juif participe à la révolution marxiste, il est très intensément marxiste, mais il ne peut pas être orthodoxe ; il faut qu’il y ait un petit décalage d’hérésie, et c’est en cela qu’il est authentiquement Juif. À mes yeux, cela s’explique par le fait que nous sommes toujours travaillés par l’exigence de la complémentarité des valeurs – c’est-à-dire : nous épousons le travail de gestation en cours pour une valeur A, mais nous restons toujours nostalgiques de la valeur B qui lui est contradictoire. Et nous avons cette espèce de certitude que l’identité humaine ne peut être réussie que si toutes les valeurs à la fois sont satisfaites. Nous  avons aidé telle ou telle révolution, et nous en sommes les victimes dans la mesure où ce n’est pas l’unité des valeurs qui est souveraine, où ce n’est encore que telle ou telle valeur particulière qui est souveraine.

L’unification des valeurs sur terre, vocation d’Israël

Bref, voilà que cette Loi du Sinaï est donnée. Il faut achever cette tentative qui s’appelle la sortie d’Égypte ; il faut essayer d’achever cette tentative de libération de l’identité humaine, cette libération de l’aliénation aux valeurs tronquées. Chaque fois que nous sommes aliénés à tel ou tel empire, et à ce qu’il représente, nous sommes aliénés à une vraie valeur (celle de Babel, celle de l’Égypte). La valeur de la civilisation chrétienne, ou de la civilisation marxiste, ou la valeur de tel humanisme, est une vraie valeur ; mais c’est un faux dieu en tant qu’elle est exclusive, et qu’elle fait éclater l’unité des valeurs.

Créer la société d’Israël au moment de la sortie d’Égypte, et inviter à achever cette libération de l’aliénation aux faux dieux qui sont tous de vraies valeurs – ce que je dis là est un acte de foi : ce n’est ni démontrable ni dans les textes ni dans l’expérience – c’est la lourde gestation, le long travail d’Israël, le sens de l’attachement à notre propre identité. Et quand je dis : Israël, c’est dans son sens général, cette manière d’être homme qui s’appelle Israël, et qui, derrière des masques, nous travaille dans toutes les diasporas, ou qui a enlevé le masque pour devenir l’Israélien.

C’est dans cette manière d’être homme que travaille cette exigence de l’unité des valeurs. Le bilan de toutes les histoires, de toutes les révolutions, nous montre qu’il n’y a jamais eu que des Nemrod, et qu’en fin de compte cela a toujours abouti à ériger une valeur particulière en faux dieu. (…)

Isolement ou unification des valeurs, l’enjeu de la rivalité entre Nemrod et Abraham

On enseigne [dans le Zohar – ndlr] que Nemrod était capable de séduire les créatures et de les chasser comme des proies, parce qu’il possédait les habits du premier homme. Vêtu des habits du premier homme, il avait la force de réaliser la révolte contre le Créateur et de séduire toutes les créatures pour les conduire à se rebeller contre le Créateur. À la fin de cet enseignement, il y a une expression assez mystérieuse : c’est grâce à ce vêtement du premier homme que les compagnons – et les « compagnons », cela signifie dans le Zohar : les élèves, donc les cabalistes –, connaissaient les secrets supérieurs. C’est là un texte assez hermétique que je voudrais essayer de débroussailler rapidement pour arriver à une définition.

Tout se passe comme si l’on voulait nous faire comprendre que Nemrod s’enveloppe du prétexte de l’humanisme (les habits du premier homme) pour, en réalité, installer un empire – et ça, c’est la révolte humaine, la révolution humaine, mais avec le germe de l’échec. Nemrod reprend en quelque sorte le geste du premier homme qui, enveloppé des vertus connues à seule hauteur d’homme, a réalisé pour la première fois le geste d’usurpation de la souveraineté et de la rébellion vis-à-vis du Créateur. Je reste dans la cohérence de l’enseignement biblique, mais vous comprendrez certainement par vous-mêmes les implications que cela représente.

Le Zohar continue : mais nous, les compagnons de l’étude de la Thora, nous connaissons ce vêtement, et c’est avec ce vêtement que nous comprenons les plus grands secrets. Je crois que là est l’ambiguïté fondamentale de notre problème, et vous m’aiderez à nuancer : dans le fond, nous sommes d’accord avec la tentative des humanistes et la tentative des révolutions ; ce qui nous différencie d’eux, c’est que nous savons – par expérience de l’histoire comme diront les uns, ou par expérience de la Révélation comme diront les autres – que ces mêmes exigences d’être homme, cela signifie : « réussir l’identité ». Ces mêmes exigences ont mené toutes les sociétés humaines – qui, répétons-le, ont été jouées dans les commencements de leurs tentatives, et avec lesquelles Israël a collaboré dans les commencements des tentatives – à fonder un impérialisme, alors qu’elles voulaient faire une révolution, alors qu’elles voulaient faire un humanisme.

La renaissance d’Israël, actuel révélateur de la rivalité entre Nemrod et Abraham

Le signe, la preuve pour nous – et c’est cela que j’ai vécu personnellement, à l’échelle individuelle, l’année dernière [1968 – ndlr], mais que je suppose que beaucoup de Juifs et beaucoup d’hommes non juifs ont vécu à leur manière – la preuve, le signe révélateur que ce projet de l’instauration de l’identité humaine comme souveraineté d’elle-même cache chaque fois en réalité un impérialisme et une recherche de jouissances, fût-elle la plus désintéressée possible, c’est qu’apparaît alors une incompatibilité entre la manière dont l’homme en dehors d’Israël a compris le projet de l’histoire humaine et la manière dont l’homme à l’intérieur d’Israël le comprend. Je crois que cela ne peut être par hasard que cette exigence, cette révolte contre la condition humaine – et il est révélateur qu’elle ait été partout à la fois un échec, et qu’elle ait été le propre de la jeunesse –, est contemporaine des tentatives non seulement de survie mais de résurrection de l’identité d’Israël ès qualités propres et non plus avec ce masque que mettait Joseph lorsqu’il allait en Égypte.

Nous sommes en train de vivre le principe que je vous ai décrit. Il y a quelque chose que nous n’arrivons pas à comprendre, c’est cette rivalité, cette haine, il faut bien le dire, qui a mené les révolutionnaires contemporains, préoccupés au fond d’idéaux avec lesquels nous sommes d’accord cette rivalité de Nemrod et d’Abraham. Ils voulaient la même chose, mais Nemrod le veut en s’appropriant les vêtements du premier homme, c’est-à-dire en s’appropriant l’humanisme, alors que, comme disent les cabalistes, Abraham avec ces mêmes vêtements voulait faire réussir les projets du Créateur.

La différence est, tout simplement, que nous sommes les hommes de l’unité des valeurs, alors que les révolutions sont celles de telle ou telle valeur, de tel ou tel faux dieu – telle ou telle valeur qui compte chacune en elle-même comme une vraie valeur, mais qui, érigée en valeur suprême, devient un faux dieu.

Voilà l’histoire de cette fraternité impossible entre Israël et tous les révolutionnaires – et je pense à toutes les révolutions de l’histoire.

Rav Léon Yéhouda Askénazi 


[« Jeunesse et Révolution dans la Conscience Juive », Presses Universitaires de France, Paris 1972]