Rav Yaakov Zéev Kahana (Grand décisionnaire de Pologne au 19e s., auteur de ‘Chéérit Ya’akov’ et de ‘Toldot Ya’akov’)
Maintenant, je vais te répondre. Je ne peux pas comprendre ta logique, quand tu dis qu’il n’y a aucune mitsva de notre temps d’habiter en Erets Israël, au vu de ce qui est écrit dans la section Reeh du Sifri [Deutéronome 11, 31] : « Car vous passez le Jourdain pour venir prendre possession du pays que l’Éternel votre Dieu vous donne, vous en prendrez possession et vous y habiterez ». Et l’on trouve aussi, dans le Midrach Choher Tov sur le Psaume 105 : « Rabbi Yéhouda ben Halafta dit à Rabbi Ichmaël : « Si tu veux voir la face de la Présence divine dans ce monde ci, étudie la Thora en Erets-Israël, car il est écrit : ‘Recherchez l’Éternel et sa force, poursuivez sa face toujours’ » ».
On rapporte que Rabbi Yéhouda ben Beteira, Rabbi Matya ben Harach et Rabbi Chim’on bar Yohaï étaient en route pour quitter le pays. Arrivés à Palatia, ils évoquèrent le souvenir d’Erets-Israël. Levant leurs yeux embués de larmes vers le ciel, ils déchirèrent leurs vêtements et retournèrent chez eux. On explique que ces Sages cheminaient tout en étudiant la Thora, ce qui devait amener sur eux la Présence divine, et qu’ils levèrent les yeux pour comprendre la raison de son absence à ce moment (ils virent alors la Terre d’Israël de l’extérieur). C’est cela qui les fit pleurer et revenir au pays d’Israël. Ils proclamèrent alors qu’habiter en Erets-Israël équivaut à toutes les mitsvot : en effet, lorsqu’ils étaient en Erets-Israël, ils purent percevoir la Présence Divine, mais cela leur fut impossible en dehors du pays ; et bien que l’étude de la Thora vaille toutes les mitsvot, ceci n’est effectif qu’en Erets-Israël. C’est d’ailleurs ce qu’a expliqué Rachi dans la section hebdomadaire Behar [Lévitique 25, 38] : « « Pour être votre Dieu » – Quiconque habite en Erets-Israël, Je suis son Dieu, mais quiconque en sort, c’est comme s’il pratiquait l’idolâtrie »… C’est pourquoi l’essentiel des mitsvot et des lois liées à la Terre sont données là-bas [1], juxtaposées au commandement de résidence, comme pour rappeler aux Juifs de l’Exil la vigilance incessante qui leur est demandée pour garantir le retour vers la Terre de leur héritage.
Jusqu’à l’époque du Talmud, notre pays était encore bien établi, il était habité, avec des villes nombreuses et magnifiquement construites, et il y avait une volonté commune de voir se rassembler chacun des membres du peuple d’Israël sur la terre que Dieu leur avait donnée en héritage. De là, nous pouvons imaginer leur attachement passionné à cette terre, (malgré l’exil en Babylonie qui a précédé) puisque leur attrait pour elle ne faiblit point, malgré la présence parmi eux des forgerons et des serruriers [2]… Leur amour ardent pour Erets-Israël ne diminua pourtant nullement, et ils eurent à cœur d’édicter les ordonnances requises pour que le pays soit repeuplé par les enfants d’Israël. À plus forte raison maintenant, quand par le poids de nos fautes les Juifs se trouvent dispersés dans toutes sortes de contrées où l’on ignore jusqu’à l’esprit de la Thora écrite, et plus encore de la Thora orale… à plus forte raison, devons-nous nous dévouer corps et âmes, avec tous les moyens possibles et par toutes les initiatives imaginables, pour rejoindre le pays de nos pères et y installer nos frères Juifs dispersés et exilés. Si nous ne prenons pas nous-mêmes cette tâche à cœur, qui voudra nous prendre en miséricorde ? « Qui aura pitié de toi, [fille de] Jérusalem » ? [Jérémie 15, 5] ? – Les persécutés et les bannis, rejetés de nation en nation…
… L’Éternel a éveillé l’esprit de bienfaiteurs de ce peuple, hommes au cœur droit, pour lui désigner un lieu où il ira lui aussi se poser. Ainsi, le peuple de Dieu ne ressemblera plus à un troupeau de brebis égarées, et sera à l’abri de la honte et des vexations… Je tiens à ajouter qu’il y a un interdit à ruiner leur action, car elle constitue une mitsva positive, et cela correspondrait à empêcher son prochain de réaliser une mitsva…
En conclusion, celui qui a le mérite d’être en Erets-Israël bénéficie de nombreux avantages, tant sur le plan spirituel que sur le plan matériel… Erets-Israël est propice à la procréation, comme on le voit dans le récit d’Abraham notre père, qui n’eut aucun enfant tant qu’il était à l’extérieur, mais qui engendra en Erets-Israël. En effet, le Saint-Béni-Soit-Il avait dit à Abraham : « Ici tu ne peux pas avoir d’enfants, mais en Erets-Israël tu pourras en avoir » [Traité Yébamot 64a]. De même, la prière est mieux entendue en Erets-Israël que dans tout autre pays, car dans les autres pays la prière doit monter vers Dieu, portée par des messagers à travers les accès appropriés : il y a douze portes dans le ciel, et douze formulations de la prière, à chaque porte correspond une formulation. Or ce n’est pas le cas en Erets-Israël, où le Saint-Béni-Soit-Il reçoit lui-même les prières d’Israël. Ses habitants sont considérés comme ses fils, les enfants les plus proches qui mangent à la table de leur Père ; et le Saint-Béni-Soit-Il est lui aussi tout proche d’eux dans leurs prières. Ceux qui habitent hors d’Israël, par contre, sont plus éloignés de leur Père des cieux ; ils ne sont pas à proximité de sa table, et sont seulement considérés comme des ‘serviteurs’ – et comme des serviteurs qui restent distants de leur Maître, ainsi sont les Juifs qui habitent hors d’Israël.
De plus, la population d’Erets-Israël voit ses fautes remises, car quand un père renonce à son honneur, l’affront est effacé. Or en Erets-Israël le Saint-Béni-Soit-Il est pour nous comme un père, et nous sommes considérés comme ses fils. Mais hors d’Israël, Il est comme un roi, et en tant que tel, même s’il renonce à son honneur, l’affront ne peut être effacé, comme cela est expliqué dans Kiddouchin.
… Et si tu dis que certes, habiter en Erets Israël a été autrefois une très grande mitsva, mais que cette mitsva a été annulée depuis, c’est une objection qu’on m’a déjà opposée, et j’y ai répondu de la manière suivante : « Quelle est la question ? N’est-il pas expliqué dans le commentaire des Tossaphistes [Ketoubot 110b, « Hou omer… »] qu’à leur époque on n’accomplissait pas cette mitsva à cause des dangers du voyage ? Ceci indique clairement qu’aujourd’hui, où ces dangers n’existent plus, cette mitsva a force de loi. Même Rabbi Haïm, qui écrit qu’à son époque il n’y avait pas de mitsva d’habiter en Erets-Israël, en donne là-bas la raison : certaines mitsvot liées à la terre étaient alors impossibles à accomplir, et on ne pouvait donc éviter les châtiments correspondants. Dans un tel cas, il valait mieux s’abstenir de la mitsva positive pour ne pas être amené à transgresser, comme c’est précisé dans Yébamot [28a] et dans Roch Hachana [21b]. Mais du fait qu’à l’époque, ils étaient contraints de s’abstenir d’accomplir cette mitsva, devrait-on pour autant en conclure à son abolition pure et simple ? À Dieu ne plaise, cette situation n’existant plus, on ne parlera pas de la sorte ! ».
[Responsa ‘Toldot Yaakov’, ‘Hok Oumichpat’ §§ 8-9]
[1] Les lois sur l’année sabbatique et sur le jubilé sont largement détaillées dans le passage qui précède immédiatement le verset qu’on vient de citer.
[2] Ceci fait allusion au Livre des Rois II, chap. 24 : après le siège de Jérusalem par Nabuchodonosor, furent exilés de Jérusalem tous les grands et les vaillants, ainsi que les artisans.