Chez les pères comme chez les fils, on trouve beaucoup de bonnes choses, des sentiments délicats, des volontés louables, et pourtant, nous voyons que tout nous manque. Il manque l’essentiel : la émouna [la foi].
Non seulement nous avons reçu double ration de coups pendant un dur exil, redoutable et terrible, non seulement nous sommes poursuivis sans cesse, non seulement notre sang est répandu comme de l’eau sur le sol, mais nous ne trouvons dans notre âme aucune manière de nous consoler, même d’une consolation minime, pour tout ce sang précieux et chéri, le sang de nos fils et de nos frères bien-aimés. Dans les années 5662-5666 [1902-1906], l’année où fut écrit ‘Éder Hayakar, il y eut de nombreux pogroms, en particulier en Russie, avec en parallèle une montée de l’antisémitisme mondial. Notre cœur est pétrifié, notre cerveau comme un lingot de plomb, et nous ne savons que nous affoler, être furieux, nous mettre en colère et éprouver de la haine. Nous sommes confrontés à une réalité si dure que nous n’arrivons plus, ni à nous concentrer, ni à nous consoler. C’est comme un malade qui gémit et qui pleure sur son lit de douleur. Le médecin lui dit : “et alors ?” – et le malade lui répond : “ce n’est pas assez que je souffre, il m’est même interdit de me plaindre ?” – N’alourdis pas le fardeau de celui qui souffre.
Et après tout, de même qu’un homme qui se noie dans la mer se débat face à l’angoisse, et qu’il gêne ses sauveteurs au point qu’ils n’ont pas d’autre choix que de l’immobiliser par la force, de même, malgré toute la souffrance ressentie par rapport à la Génération, il faut trouver une alternative à l’effervescence et au déchaînement émotionnel.
Le malheur est notre lot. Les harédim ne sont pas encolère contre le laïcisme pour rien, ils attachent la plus grande importance au sort qui est fait à la nation, à la profanation du grand Nom, et ils ne sont pas prêts à se concilier avec cela. Imaginez ces Juifs qui furent enfermés dans des wagons pour être emmenés à Auschwitz, quand ils n’y eut plus aucune chance d’améliorer le sort qui leur était fait par des discussions, ils ne dirent pas : « Bon, que pourrions-nous faire ? », mais ils firent tout ce qu’ils purent pour survivre, en utilisant tous les moyens possibles, de façon rationnelle comme de façon irrationnelle, dans la colère et dans la fureur.
“La fille de mon peuple est devenue un être cruel comme les autruches du désert [qui abandonnent leurs œufs à la chaleur du sol]” [Lamentations 4, 3]. Nous, “les miséricordieux, les modestes et les généreux” [Yébamot 79a], nous sommes devenus cruels. Chaque courant de la nation déteste l’autre courant, parce qu’il le considère comme responsable. Les religieux incriminent les laïcs, et à l’intérieur même du monde religieux, chaque faction rend l’autre responsable des malheurs de la nation. Et de leur côté, les laïcs incriminent les religieux de la même façon.
De plus, l’hostilité générale nous entoure de tous côtés, venant d’une innombrable multitude, si le genre humain dans son ensemble nous laissait tranquilles, nous pourrions ‘nous permettre’ de nous détester les uns les autres. Mais ce n’est pas le cas : nous sommes en guerre, les goyim nous haïssent, et nous devons serrer les rangs. Dans le passé, le mot ‘Juif’ avait une connotation négative de misérabilité, celle d’un peuple en perdition qui touchait à sa fin. Il y a le mépris que le genre humain éprouve à notre égard, et l’abaissement intérieur, l’impression de bassesse ressentie par le cœur des goyim qui nous voient, qui transpirent du cœur de ceux-là mêmes qui compatissent à notre déchéance, il y a des goyim qui compatissent à notre malheur, mais même ceux-là nous méprisent, ils disent : “Voyez ce peuple qu’on jette d’un endroit à l’autre depuis deux mille ans !”. Il y a des dictionnaires dans lesquels il est écrit sous le mot ‘juif’ : “créature basse et misérable”. Vue de cette perspective, même notre Thora est devenue un objet de mépris, comme il est dit dans le Kouzari : “J’avais pris le parti de ne pas interroger de Juif, à cause du naufrage de leur mémoire et de la faillite de leur sagesse, car l’abaissement et la pauvreté ne leur avaient laissé aucune qualité” [1, 12]. Comme le dit l’Ecclésiaste : “La sagesse du misérable est méprisée” [9, 16]. Ainsi parlait le Roi des Khazars, c’était un homme droit et bon, mais il ressentait du mépris pour les Juifs.
Entre la Shoah et la création de l’État, notre maître le Rav Tsvi Yéhouda écrivit deux articles pour contrecarrer ce sentiment de mépris : ‘Et Il ne prendra pas en considération les goyim’, et ‘La fierté de notre force’. Nous sortions de la Deuxième Guerre Mondiale brisés et meurtris, dans l’esprit plus encore que dans le corps, et le mépris des goyim avait pénétré nos âmes. Dans ces articles, notre Maître dit : “C’est nous qui les méprisons ! C’est nous qui ne les prenons pas en compte !” Le manque d’estime de soi a aussi des retombées politiques, par exemple quand nous ne revendiquons pas ce qui nous est dû. Avec la création de l’État, la tendance se renversa complètement, malgré toutes les difficultés qu’il y avait et qu’il y a encore.
Notre Maître resta constamment attaché à la ligne de la grandeur, de la force et du courage. Ce style audacieux n’a pas tellement pénétré le milieu harédi, où l’on dit qu’il est interdit de provoquer les goyim. D’un côté ils ont raison : à un esclave il est interdit de provoquer son maître, car il a l’obligation de bien se conduire et de garder un profil bas. Mais si je suis mon propre maître, si je ne suis pas un esclave, oui je dois lancer des défis ! Les harédim n’ont pas compris que nous sommes d’ores et déjà un peuple qui compte, à l’échelle de ce qu’on appelle la ‘globalisation’. Comme à l’école où il y a un classement général et un classement par matière, parmi les deux cents pays du monde nous sommes en moyenne dans les vingt premiers, et nous sommes dans le peloton de tête dans les domaines militaire, économique, scientifique, etc. Certes, il y a aussi des problèmes, mais il y en a dans tous les pays du monde !