…une voie tracée pour éclairer, à la lumière de l’intelligence, ce sentiment…, pour relever tous ses aspects particuliers – le but de l’intellect est de généraliser autant qu’il le peut, alors que le sentiment s’attache au particulier. Ainsi, un scientifique recherche les lois générales qui relient différents phénomènes dans la réalité. Plus la portée de la théorie est générale, et plus elle est satisfaisante. Dans la Guemara aussi, on cherche toujours une approche qui explique le plus grand nombre de cas. À l’inverse, le sentiment est particulier : j’éprouve un sentiment pour ma femme, et pas pour une autre (Dieu merci !). Et c’est pareil entre parents et enfants : chaque relation est basée sur un sentiment particulier.
Et donc, les ‘aspects particuliers’ dont parle le Rav sont la multitude des mitsvot qu’il faut éclairer des lumières de la connaissance jusqu’au point culminant de l’élévation intellectuelle, [à savoir] l’intelligence qui recherche et explore les voies du monde… La génération veut comprendre comment il faut se conduire dans le monde, pourquoi faire comme cela et pas autrement, pourquoi une chose est considérée comme morale et une autre non. Évidemment, poser des questions ne signifie pas forcément qu’on sache beaucoup de choses. On peut poser des questions sans rien savoir du tout, comme un adolescent qui pose des questions sur tous les sujets. Il est plus facile de questionner que de répondre. Aujourd’hui, après de nombreuses générations restées au niveau de ‘l’enfant’, qui accepte tout ce qu’on lui dit, la génération actuelle est passée au niveau de ‘l’adolescent’, en attendant de mûrir et d’arriver au niveau de ‘l’adulte’, avec des réponses à ses questions. Il faut seulement savoir que ce processus peut durer quelques centaines d’années…
…qui cherche à paver son chemin dans la science de la vie, – la connaissance de la manière de se conduire dans la vie, mais à partir d’un point de vue supérieur, d’explications profondes qui nourriront la génération d’éléments vitaux, qui se tient plus haut même que l’élévation métaphysique – ‘métaphysique’ veut dire étymologiquement ‘au-dessus du domaine matériel’, et dans le sens courant c’est une réflexion sur le sens de la vie, sur le bien et le mal, sur les idéaux et sur toutes les questions fondamentales qui se posent à l’homme. C’est un mot forgé par Aristote, qui disait qu’au-dessus de la physique se tenait la philosophie. Il y a aussi d’autres domaines qui se situent au-dessus de la physique, comme la logique (l’art de dire des choses exactes), l’esthétique (le bien et le beau), la psychologie (théorie du psychisme), ou la morale (science du bien et du mal).
Le judaïsme et la métaphysique sont en compétition, car les deux s’occupent de connaître la définition du bien, de savoir s’il y a un Dieu et qui est Dieu, de savoir comment se comporter dans la vie, et de répondre à d’autre questions fondamentales qui se posent à tout homme. En revanche, le judaïsme ne rivalise nullement avec la chimie par exemple, ni avec la physique ou les mathématiques. Dans la langue du Maharal, la métaphysique est appelée ‘nivdal’, c’est-à-dire ‘séparée’ du monde physique. Le Maharal dit que les Talmidé Hakhamim ont un intellect ‘nivdal’, et ils abordent en effet les domaines les plus abstraits appelés dans la Thora ‘Maassé Béréchit’ et ‘Maassé Hamerkava’.
S’il en est ainsi, c’est une génération qui exige des comptes sur tout le patrimoine moral, spirituel et religieux qui lui a été transmis, jusque dans les derniers détails. Cette génération exige une compréhension métaphysique, même quand les sujets élevés se ramifient dans des détails, comme par exemple les lois sur le ‘k‘éli richon’ et le ‘kéli chéni’ le Chabbat. Je peux expliquer au niveau métaphysique la valeur du Chabbat en général, mais la génération veut comprendre au niveau métaphysique les halakhot du tri le Chabbat, et cela, ce n’est pas une question simple, pour cela nous n’avons pas de voie tracée !
La génération n’est pas gênée par la morale des prophètes, c’est pour eux quelque chose qui fait du sens. Et cependant, les prophètes sont à un niveau inférieur à celui de Moché, et dans la Thora il n’est pas écrit seulement : “Tu aimeras ton prochain comme toi-même” [Lévitique 19, 18], mais aussi : “Tu les attacheras en signe sur ton bras” [- les téfilines ; Deutéronome 6, 8], ou : “Ils seront pour toi des franges” [- les tsitsiths ; Nombres 15, 39]. Or la génération veut comprendre les choses plus profondément que notre manière habituelle de traiter les questions élémentaires de la vie. Toute la difficulté vient de ce que les mitsvot ont la dimension de petits détails, et que pour éclairer un petit détail retiré dans un coin, il faut une lumière plus forte que pour éclairer la pièce entière.
– la génération se tourna vers le dédain et le déni – Le dédain est pire que le déni. Le déni est encore une forme de prise en considération, alors que le dédain exprime un rejet total. Quand le Rav notre maître arriva à Yaffo il annonça à son fils, à la manière d’une bonne nouvelle : “Suite à mon arrivée, le mépris de la religion s’est transformé en haine de la religion !”. Avant l’arrivée de notre maître, il y avait à Yaffo des intellectuels de haute culture qui méprisaient les religieux, et lorsqu’il arriva, ils furent tout-à-coup stupéfaits de voir à quel point sa pensée était profonde. Ils dirent : “Cet homme est dangereux ! Il est au-dessus de nous !”, en conséquence de quoi ils le détestèrent, ce qui était déjà un progrès.
…par dépit et par amertume. La génération n’est pas renégate par méchanceté, par volonté de détruire ou de heurter, elle rejette la religion parce que son cœur lui fait mal. La génération aurait bien voulu ‘rester à l’intérieur’, mais elle ne le pouvait pas. Et faute de voir un sens à la vie, parce qu’elle ne comprenait pas la Thora, beaucoup se joignirent aux militants de partis comme ceux-là, où ils n’étaient nullement reconnus, et où ils livrèrent toute leur force à des étrangers. C’est-à-dire qu’ils adhéraient à des partis qui ne leur correspondaient pas du tout, comme le parti communiste, parce qu’ils ne trouvaient pas chez nous la grandeur qu’ils cherchaient. Et là-bas, que trouvaient-ils ? – un palliatif à la douleur de leur cœur. Ce n’étaient pas des renégats comme ceux de l’époque de nos Sages, les Sadducéens, qui avaient d’abord appris la Thora orale, et qui ensuite voulurent la détruire.
Un jour, quelqu’un me téléphona et me raconta : “Je suis habillé comme un harédi, mais je suis déjà complètement hiloni. Il n’y a que ma femme qui le sait. Elle veut envoyer les enfants dans une école harédie, et moi dans une école publique religieuse”. Je parlai de tout cela avec lui, et à la fin il me dit qu’il était devenu hiloni à cause de ‘questions restées sans réponse’, et à cause des ‘réponses superficielles données à des questions profondes’. Il me dit cela douloureusement, ce n’était pas la haine de la religion qui l’avait motivé. Aujourd’hui, les partis antireligieux eux-mêmes ne s’opposent pas à la pratique de la religion, mais ils disent seulement qu’ils veulent séparer la religion de l’état pour empêcher la coercition religieuse. La plupart de ceux qui sont membres de ces partis sont même des traditionalistes à divers degrés.
Le “chemin tracé” ne se trouve pas seulement dans les livres [de Thora] et dans la voie de l’étude mais aussi, et peut-être surtout, chez les hommes qui marchent déjà sur ce chemin tracé. Ils sont eux-mêmes le chemin tracé, et leur voie plaît à ceux qui les voient. Ils ne sont pas forcément capables d’expliquer tout ce qu’ils font, mais ils marchent dans ce chemin.
Question : quand un homme peut-il tracer un chemin dans la Thora et les mitsvot ?
Réponse : quand il étudiera et enseignera tous les livres du Rav notre maître. Quand un homme étudie beaucoup et ‘digère’ son étude, son étude devient une partie de sa propre personnalité, et alors il peut découvrir des ‘connaissance nouvelles’ [‘hidouchim’] selon le chemin suivi par son Rav. C’est cela la définition précise d’un ‘élève’ : celui qui a profondément assimilé l’enseignement de son maître, et qui peut trancher la halakha comme son maître, même sur des sujets dont celui-ci n’a jamais parlé.
Dans ‘Igrot Haréaïa’, le Rav notre maître explique au Rav Hanazir ce qu’est un véritable hidouch : un hidouch véritable n’est pas une innovation étroitement limitée à un sujet. Un vrai hidouch prend sa source dans l’ensemble du Talmud, au point qu’il est difficile de préciser d’où il vient. Ce n’est pas après avoir étudié un seul paragraphe du Rav notre maître que je peux l’appliquer tout-de-suite à une réalité semblable. C’est seulement après avoir étudié des milliers de paragraphes qu’il devient possible de tirer des conclusions applicables à une situation semblable.
Un jour, j’ai demandé à un grand Rav s’il m’était permis de faire un hidouch de halakha que j’avais démontré à partir de la Guémara, mais qui contredisait de grands Aharonim. Le Rav me répondit : “C’est possible, mais à condition que tu vérifies que ta nouvelle explication est compatible avec la totalité du Talmud”. Je répondis : “Bon, j’ai compris que je ne peux pas le faire…”. On dit que le Sifté Cohen passait rapidement sur tout le Talmud avant de faire un hidouch, et ceci pour vérifier que son hidouch ne contredisait rien.