C’est l’avis général que l’aîné est le plus important des frères, le dirigeant, celui qui guide les autres. D’un point de vue psychologique, il est évident qu’étant le plus âgé des enfants, et aidant à les élever, il porte une certaine responsabilité et il se forme pour être un homme plus sérieux et plus responsable. De ce fait :
Une fille en premier est un bon signe pour les enfants.
Baba Batra 141.
…parce qu’en tant que fille aînée elle aide les parents dans l’éducation des enfants, et son aide est efficace pour élever comme il faut les frères et sœurs qui viennent après elle.
Nous voyons aussi qu’en Égypte, seuls les aînés ont été frappés, parce qu’ils portaient la responsabilité des déviances spirituelles. Dans le peuple d’Israël, le service de Dieu était au début dévolu aux aînés, avant d’être transféré à la tribu de Lévi. On voit donc que l’aîné est généralement celui à qui est confiée la guidance spirituelle. Quant aux autres fils, ils s’occupent de pourvoir à la prospérité matérielle.
Or pour Yaakov et Essav la situation est inversée : l’aîné Essav, qui est censé être responsable de la spiritualité, est ❝un homme connaissant la chasse, un homme de terrain❞, un homme de ce monde-ci qui s’occupe de la subsistance. Quant au cadet Yaakov, qui est censé s’occuper du domaine matériel, lui seul est ❝assis dans les tentes❞, un homme de spiritualité. Cette situation n’est pas en ordre. Nous sommes témoins d’une substitution, d’une inversion.
Et un jour arrive, un jour amer et triste, c’est le jour de la mort d’Avraham [Rachi sur Genèse 25, 30]. Qui prendra sa suite ?
Ce jour-là, Yaakov s’occupe de préparer un repas :
Yaakov faisait mijoter une soupe.
Genèse 25, 29.
En effet il était censé avoir ce rôle de s’occuper de la nourriture, de la subsistance, de la gestion des besoins matériels.
Quant à l’aîné ❛spirituel❜, Essav,
Il arrive du champ.
Ibid.
Cela ne l’intéresse pas qu’Avraham soit mort ou non. Il était sur le terrain, il revient fatigué et demande à Yaakov de lui donner à manger. Bizarre. N’y a-t-il pas autre chose à manger à la maison que la soupe de Yaakov ? Et quel rapport entre le fait de manger et la fatigue ? Mais cette fatigue est psychologique, et non physique. Essav est fatigué à cause des transgressions qu’il a sur la conscience : cinq commises ce même jour, entre autres le meurtre et la débauche [Baba Batra 16]. Élever la vie ne l’intéresse pas, pour lui elle est brisée, il est ❛fini❜ :
❝Voilà, je marche vers la mort❞.
Genèse 25, 32.
Il réclame seulement de quoi manger, la part matérielle de l’existence,
❝Gave-moi, je t’en prie❞.
Genèse 25, 30.
Yaakov lui propose alors un échange : tu recevras la nourriture, c’est-à-dire ce monde ci, et moi je recevrai l’aînesse, c’est-à-dire le souci de l’esprit. Essav est d’accord. Au contraire, il est content d’être déchargé !
Essav dit : ❝Qu’y a-t-il de bon dans cette tâche❞ ? Il lui dit : ❝Combien de mises en garde, de châtiments et de peines de mort y sont attachés, comme ce que nous avons appris dans la michna pour celui qui est sous l’emprise du vin ou qui a les cheveux en désordre…❞ Il dit : ❝À cause de cela je vais vers la mort. S’il en est ainsi pourquoi en voudrais-je ?❞
Rachi sur Genèse 25, 32.
Il n’a pas besoin du droit d’aînesse, car il le ❛tuerait❜. Ne pas boire de vin ? Mais c’est toute sa vie ! Et l’interdiction d’aller les cheveux en désordre va contre sa nature. Or chez nous, les cheveux en désordre traduisent un manque d’éducation et de discrétion. C’est pourquoi le roi a l’obligation de se faire coiffer tous les jours, le grand-prêtre toutes les semaines et le prêtre du rang tous les mois [Taanit 17]), et une femme qui va décoiffée ❝transgresse la religion juive❞ par un grave manque de pudeur. Mais Essav, lui, est un ❛homme de terrain❜, il est sauvage et ébouriffé, l’aînesse n’est pas pour lui.
[ Question : S’il en est ainsi, pourquoi le nazir a-t-il justement l’obligation de laisser pousser ses cheveux ?
Réponse : Le nazir est une exception, on ne doit pas prendre exemple sur lui. Le nazir est sujet à des oscillations entre le statut de ❛fauteur❜ et celui de ❛saint❜ [Taanit 11a]. On connaît bien l’histoire de Rabbi Chimon Hatsadik le grand-prêtre, quand il vit venir à lui un jeune nazir d’une ville du sud qui avait fait le vœu de raser sa chevelure pour l’offrir à Dieu : il l’avait vue en s’approchant de l’eau, et son penchant l’avait entraîné à faire l’éloge de sa beauté reflétée devant lui. Rabbi Chimon déposa un baiser sur sa tête et lui dit : ❝Que se multiplient en Israël ceux qui font vœu de nézirat comme toi !❞ C’était la première fois qu’il rencontrait un nazir véritable [Nedarim 9b]. Le nazir n’est pas un phénomène simple, il relève de l’exception. La question est de savoir de quel côté il sort de l’ordinaire, vers le haut ou vers le bas. ]
Les choses étant ainsi, l’échange se fait :
Il vendit son droit d’aînesse à Yaakov.
Genèse 25, 33.
Et Yaakov donna à Essav du pain et de la soupe de lentilles.
Genèse 25, 34.
Le mépris d’Essav pour le droit d’aînesse ressort encore plus par la suite :
Il mangea, il but, il se leva et il s’en alla. Essav méprisa le droit d’aînesse.
Ibid.
Il a besoin de boire et de manger, rien de plus, et il rejette le droit d’aînesse. La prise du droit d’aînesse par Yaakov n’a donc pas été l’exploitation d’un instant de faiblesse de la part d’Essav, ni une extorsion à la faveur d’un moment difficile, mais l’expression de la volonté d’Essav lui-même, de sa nature véritable. Il y a eu réparation de la ❛substitution❜ qui s’était produite au moment de l’éclosion de la réalité. À présent, chacun est remis à sa place. En fait, du point de vue de l’origine de sa conception, c’est Yaakov l’aîné, car il a été formé à partir de la première goutte [Rachi sur Genèse 25, 26]. Même si la chose ne s’est pas révélée d’emblée dans la réalité, ❝la fin d’un événement est contenue dans la pensée au départ❞. La pensée divine de l’origine finit toujours par s’accomplir.
S’il en est ainsi, la substitution a été réparée par l’échange des rôles. Désormais la construction du monde sur le plan spirituel est dévolue à Yaakov, et sa construction matérielle à Essav.