Note 3.58 – Permanence de la spécificité d’Israël au milieu des exils

Le Rav Menahem Moché Mendelssohn, et son élève le Rav Naftali Hertz Wiesel, ont prétendu que “par l’étude profane tu deviens homme, et par l’étude sainte tu deviens juif”. Ils ont dit aussi qu’un Juif qui ne fait pas d’études profanes n’est pas un homme, et bien plus, qu’il est responsable d’une très grave profanation du Nom divin.

En fait, le Gaon de Vilna ordonna de brûler le programme d’études composé par le Rav Naftali Hertz Wiesel (voir dans le livre Hagaon Véhahassid Mivilna de Rabbi Betsalel Landau, p. 232). Est-ce qu’un homme qui étudie la Thora n’est pas un homme ?! Est-ce que la Thora ne nous confère pas la morale, l’intelligence, la raison, la droiture et le courage ?! Tout au contraire, celui qui étudie la Thora devient meilleur que tout autre homme sur la terre, et il n’a pas besoin pour cela d’études profanes, car tous les enseignements moraux et positifs du domaine profane sont présents dans la Thora, sous une forme bien plus authentique et élaborée […].

Il est notoire que l’attirance de nombreux jeunes pour les connaissances générales ‘de Japhet’ [ancêtre de la culture grecque] les a amenés à s’éloigner de la Thora. Pour les rapprocher, le Rav Chimchon Raphaël Hirsch soutint l’idée qu’un homme peut être à la fois un Juif craignant Dieu, étudiant la Thora et observant les mitsvot, et avoir en même temps une bonne culture générale (et le fait est qu’en Allemagne, chaque Rav passait un doctorat). Mais la position du Rav Kook est qu’on n’a pas besoin de faire d’études profanes, parce que tout ce qui est dans la science de Japhet est aussi dans la Thora d’Israël sous une forme plus élevée […]. Pour être un homme digne de ce nom, on n’a donc pas besoin d’étudier par exemple la philosophie, parce que tout cela se trouve dans nos sources sous une forme bien préférable et plus élevée. 

Mais pour autant nous ne dénions pas la valeur de ces connaissances, comme le Rambam l’a écrit dans l’introduction du Traité des Huit Chapitres : Entends la vérité de quiconque l’exprime !” …même si ce sont les propos du philosophe grec Aristote !

Voici ce qu’écrit le Rav Kook dans l’article Hamahchavot   [‘Ikvé Hatson p.122] :

“Il y a des idées générales, empreintes de grandeur et de sainteté, qui ne sont spécifiques au patrimoine d’aucun peuple ni d’aucune nation. Tous les hommes au cœur sage et à l’esprit droit, à quelque famille de l’humanité qu’ils appartiennent, sont également qualifiés pour les mettre en valeur… Dans ces domaines-là, les Grands [de la Thora] de toutes les générations ont accepté avec empressement les paroles ‘des hommes sages et dévoués présents dans toute nation’”.

C’est ce que dit Rabbénouhayé dans l’introduction de son livre les Devoirs du CœurEt la Guemara elle-même apprend jusqu’où va la mitsva d’honorer ses parents d’un non-Juif nommé Dama ben Nétina [Kiddouchin 31a].

Autre exemple : pendant des générations : les chrétiens étudiaient assidûment un livre de morale du nom de ‘Fons Vitæ’ [= la source de vie] attribué à un certain Avi-Tsebrol, jusqu’à ce que le chercheur Chlomo Munk découvre qu’il s’agissait en réalité  du livre ‘la Source de Vie’ de Rabbi Chlomo ibn Gabirol, que nous avions perdu. Il découvrit le plagiat quand il compara des fragments de Fons Vitæ aux passages de la Source de Vie cités par Rabbi Chem Tov ibn Palkira [voir la Philosophie du Judaïsme, d’Itzhak Gutman, p. 88].


Un jour, un élève lisait un livre au sujet du philosophe existentialiste Sören Kirkegaard, et notre maître le Rav Tsvi Yéhouda lui demanda de le lui prêter en disant : “ce qui t’intéresse m’intéresse”. Le lendemain, notre maître rendit le livre à l’élève, après y avoir ajouté quelques annotations. Il ne contesta pas les bonnes choses qu’il y avait chez Kirkegaard, mais dit simplement à l’élève : “il y a mieux chez nous”.


Question : mais le Rav Kook n’était-il pas lui-même féru de philosophie ?

Réponse : Le Rav explique dans une lettre au Rav Chmouël Alexandrov qu’il n’a étudié la philosophie que pour avoir la possibilité d’argumenter avec les tenants de ces idées. Voici ses mots [Igrot Haréiya (I) p. 43] :

“Le caractère authentique d’Israël, implanté au plus profond de l’âme hébraïque, est [exprimé dans] la bénédiction d’Abraham notre père ‒ que la paix soit sur lui ‒ comme en témoigne le verset : ‘Mais toi, Israël mon serviteur, Jacob mon élu, postérité d’Abraham qui m’aimait…’ [Isaïe 41, 8]. L’essentiel de la vie juive est contenu dans ce point crucial de l’amour du Saint-Béni-Soit-Il et de l’amour de son Nom, exprimé précisément par le nom de ‘l’Éternel Dieu d’Israël’. Tous les autres aspects de la vie, quels que soient leur nombre et leur importance, leur particularité et leur généralité, ne sont que les conséquences et la concrétisation de ce principe essentiel de notre vie”.

Le principal est l’amour de l’Éternel, et tout le reste n’en est qu’une conséquence, ou un complément.

“Tel est notre caractère principal, qui se développe en nous depuis la plus tendre enfance, et nous accompagne pour toujours, bien que parfois il devienne invisible”.

Il n’est pas toujours apparent que toute la raison d’être du peuple d’Israël est l’amour de l’Éternel, mais en tout cas :

“C’est pourquoi [ce caractère]] est toujours prêt à revenir en force, comme une force naturelle longtemps retenue qui, lorsqu’elle surmonte l’obstacle, le submerge avec fracas et renverse tout sur son passage”, 

Comme un arbre reste sans feuilles pendant la saison d’hiver, et reprend vie dans toute sa force à l’arrivée du printemps.

“Ce caractère n’a jamais changé et ne changera jamais. Le mode de vie peut se prêter à certains changements dans son apparence extérieure, mais pas dans son intériorité profonde : ‘Ainsi parle l’Éternel : Je me souviens à ton sujet de l’affection de ta jeunesse, de l’amour du temps de tes fiançailles, quand tu Me suivais dans le désert, dans une région inculte’ [Jérémie 2, 2]”.

Notre intériorité est toute emplie de l’amour de Dieu que nous avions au moment de la sortie d’Égypte, et ce qui apparaît au-dehors ne change en rien ce qui est profond.

“Ce souvenir tient et se maintient pour l’éternité : ‘Dieu n’est pas homme pour décevoir, Il n’est pas humain pour regretter ses promesses’ [Nombres 23, 19]. Voilà donc notre caractère fixe et permanent.. Il n’est pas besoin de recherches ni de spéculations philosophiques pour l’établir, ni d’aucun artifice pour en faire sentir la réalité, son existence est sensible telle quelle  [de même que l’amour d’un homme pour sa femme n’est pas dépendant du vêtement qu’elle porte !].

“Tout ce que nous faisons pour élargir et perfectionner nos connaissances et notre compréhension des choses [comme notre maître le Rav Kook lui-même, qui étudia la science et la philosophie] n’est là que pour accroître l’envergure de cette vertu divine [l’amour de Dieu], pour qu’elle se répande et qu’elle se dévoile davantage”.

Pour que notre amour du Divin pénètre et se propage parmi les peuples du monde, nous devons savoir leur parler le langage universel.

“Grâce à ces dévoilements extérieurs [des sciences profanes que nous maîtrisons], qui ne sont nullement semblables, ni comparables en force ni en clarté, au potentiel intrinsèque d’amour de l’Éternel Dieu d’Israël qui est caché en nous, mais que nous pouvons faire entrer dans le discours rationnel justement à cause de leur pauvreté et de leur pâleur, nous pouvons participer aux échanges d’idées avec les intellectuels les plus distingués de tout le reste de l’humanité”.

Nous aimons le genre humain tout entier, et nous  voulons “parfaire le monde sous la royauté du Tout-Puissant”, comme nous le disons dans la prière Alénou Léchabéah. Mais comment pourrions-nous enseigner la Thora et la sainteté à l’humanité, si celle-ci n’avait aucun moyen d’y accéder ? Nous devons donc placer le message que nous voulons transmettre sur des supports de capacité réduite, tels que la recherche scientifique, la philosophie ou la rationalité en général, même si ces supports ne peuvent en recevoir que de modestes parcelles.


À propos de l’utilité des connaissances générales, le Rav notre maître commente ces mots du Gaon de Vilna, rapportés dans l’introduction du livre Euclide de Rabbi Baroukh bar Ya’akov Michkelov :

En proportion des lacunes d’un homme dans les divers domaines de la connaissance, ses besoins en Thora vis-à-vis [de ces lacunes] seront cent fois supérieurs, car la Thora et les connaissances générales s’apprennent ensemble”.

…et il explique que le Gaon veut parler de notre capacité d’explication vers l’extérieur : 

“Vis-à-vis de tout ce qui manque à l’homme en connaissances générales, il lui manquera dix fois plus de connaissances en Thora, dit notre maître le Gaon de Vilna à ses proches. Ceci implique qu’en même temps que le renforcement en Thora, l’élargissement des connaissances universelles est nécessaire dans toute la mesure du possible. Si un homme de Thora ne peut être érudit dans toutes les disciplines scientifiques, il peut au moins se tenir au courant des progrès des connaissances et de leurs applications dans la vie courante, afin de connaître l’état d’esprit de sa génération, de savoir répondre aux besoins de ses congénères et de les faire progresser [spirituellement].

Certes, la Guemara dit : “Maudit soit l’homme qui apprend à son fils la sagesse grecque [Sota 49b]. Et aussi : “Ben Dama, le neveu de Rabbi Ichmaël, demanda à celui-ci : ‘quelqu’un comme moi, qui connaît toute la Thora, peut-il étudier la sagesse grecque ?’ ‒ Il lui cita le verset : ‘ce Séfer Thora ne s’écartera pas de ta bouche, et tu le méditeras jour et nuit’ [Josué 1, 8], [et il lui dit :] ‘va chercher un moment qui n’appartient ni au jour ni à la nuit, et tu pourras y étudier la sagesse grecque’ !” [Ménahot 99b].

Mais le Maharal explique [Nétiv Hathora § 14] que cet interdit ne concerne pas les domaines scientifiques, car on ne doit pas considérer que des matières comme les mathématiques et la physique sont seulement de la sagesse grecque. Ces disciplines universelles intéressent l’ensemble de l’humanité, et nous aussi, qui appartenons à l’ensemble du genre humain, nous devons les étudier. Quant à l’interdit, il vise ce qui traite des religions étrangères et des choses futiles. Voici ses termes :

“Il faut étudier la sagesse des nations. Pourquoi n’étudierait-on pas une sagesse qui vient également du Créateur ? En effet, la sagesse des nations vient aussi du Saint-Béni-Soit-Il, qui les a gratifiés d’un peu de sa science. Et il ne faut pas croire que bien qu’il s’agisse de connaissances à tout point de vue véridiques, il faille [s’en détourner pour] ne pas s’écarter de l’étude de la Thora, dont il est dit : ‘tu la méditeras jour et nuit’. On en trouve la preuve dans la Guemara de Ménahot [99b] : 

Ben Dama, le neveu de Rabbi Ichmaël, demanda à celui-ci : quelqu’un comme moi, qui connaît toute la Thora, peut-il étudier la sagesse grecque ? ‒ il lui cita le verset : ‘ce Séfer Thora ne s’écartera pas de ta bouche’ ; va chercher un moment qui n’appartient ni au jour ni à la nuit, et tu pourras y étudier la sagesse grecque !’ 

“Cela semble montrer qu’il est interdit d’étudier la sagesse grecque, puisque le verset dit : ‘tu la méditeras [la Thora] jour et nuit’. Mais il s’avère que la sagesse grecque dont on parle ici est celle qui n’a aucune utilité pour la Thora, comme par exemple la rhétorique ou la poésie. Alors il est dit : ‘tu la méditeras jour et nuit’. Mais les sciences qui amènent à comprendre la réalité et à ordonner le monde, bien sûr qu’il est permis de les étudier !… L’étude de la science n’est pas interdite, car cette connaissance est comme une échelle pour s’élever vers la sagesse de la Thora. Pourquoi l’appellerait-on ‘sagesse grecque’ si elle permet de comprendre la réalité de ce monde ? N’est-ce pas là le savoir qui incombe à tout homme ?”

[…]