Question : et pourtant, la Thora n’a-t-elle pas pris un essor extraordinaire en exil ?
Premièrement : la Thora ne s’est pas développée grâce à l’exil mais malgré l’exil. Le verset : “Il m’a relégué dans les ténèbres comme ceux qui sont morts pour l’éternité” [Lamentations 3, 6] est interprété ainsi par la Guemara : “c’est le Talmud de Babylone” [Sanhédrin 24a]. Le Talmud de Babylone n’a donc pas fleuri grâce aux ténèbres, mais malgré les ténèbres : “Babyloniens stupides, vous proférez des enseignements obscurs parce que vous habitez une terre d’obscurité !” [Pessahim 34b].
En réalité, si le peuple d’Israël n’avait pas été envoyé en exil, le Talmud aurait été d’un bien meilleur niveau, et tous les géants de la Thora, à l’époque ancienne comme à l’époque moderne, auraient aussi atteint un niveau beaucoup plus élevé. La Guemara le dit elle-même :
“Abbayé dit : un d’entre eux [des Sages de la terre d’Israël] vaut mieux que deux d’entre nous [des Sages des pays de l’exil]. Rava dit : Et l’un d’entre nous, quand il est monté là-bas, vaut mieux que deux d’entre eux. Voyez Rabbi Yermiya : quand il était ici il ne comprenait rien aux paroles des Sages, et depuis qu’il est monté là-bas il nous appelle ‘Babyloniens stupides’” [Ketoubot 75a].
Le Hatam Sofer ajoute l’idée que ce ne sont pas seulement les qualités de l’homme qui se développent quand il monte d’exil en terre d’Israël, mais que les paroles de Thora elles-mêmes grandissent quand elles arrivent en terre d’Israël. Il conclut ainsi l’une de ses réponses [Resp. Hatam Sofer, Yoré Déah, § 233] :
“Telles sont les paroles de celui qui réside dans une terre d’obscurité. [Ici en Europe,] les mots qui cherchent à s’élever trouvent un souffle trop faible pour les porter. Peut-être, en arrivant dans le pays qui leur convient, doubleront-ils en hauteur, en sagesse, en connaissance et en utilité pratique. Et c’est peut-être pour cette raison que le Talmud de Babylone a pu s’élever au-dessus du Talmud de Jérusalem, parce qu’il a été accepté là-bas [en terre d’Israël]”.
Deuxièmement : le Talmud de Babylone est entièrement basé sur la Michna, et la Michna est évidemment originaire de la terre d’Israël ! C’est pourquoi, quand des Sages de la Guemara découvrent une contradiction entre leurs propres dires et ceux de la Michna, ils se taisent aussitôt et gardent le silence, dans une crainte révérencielle devant la Michna. Tout le propos du Talmud est en réalité d’arriver à une bonne compréhension de la Michna, qui est l’âme de la Guemara. Il en ressort que la créativité de Thora en terre d’exil ne fut pas un mouvement indépendant [cf. plus loin, chap. 3], mais plutôt une sorte de regain, rejaillissant de ce qui fut formé à l’origine en terre d’Israël.