C’est la raison pour laquelle, dans les yéchivot traditionnelles, on étudie les traités de l’ordre ‘Nezikin’ [‘Dommages’], qui constituent la section ‘Hochen Michpat’ [qui traite des lois civiles] du Choulhan Aroukh. Et si tu demandes : quelle importance pour moi d’étudier ces traités-là, je n’ai pas l’intention de devenir dayan [juge] ! – Sache que tu es juge à chaque instant de ta vie ! Si tu es marié, tu juges ta femme ; si tu as des enfants, tu juges tes enfants ; si tu es officier, tu juges tes soldats ; si tu es professeur, tu juges tes élèves ; si tu es directeur, tu juges tes subordonnés ; et ainsi de suite… Et tu es aussi ton propre juge !
C’est pourquoi Rabbi Yéhouda Hanassi a inclus le ‘Traité des Pères’ [‘Pirkei Avot’] dans l’ordre Nezikin :
“Il veut rappeler dans ce traité les principes moraux des Sages parmi les Sages, pour que nous apprenions d’eux les vertus morales. Et personne n’en a autant besoin que les juges, car lorsque des ignorants se conduisent de manière immorale, ils ne portent tort qu’à eux-mêmes ; mais lorsqu’un juge manque de qualités morales et de modestie, il fait du tort à lui-même et aux autres. C’est pourquoi [Rabbi Yéhouda Hanassi] a commencé par exposer dans le Traité ‘Avot’ la morale des juges” [Introduction du Rambam à la Michna].
C’est un fait que nous sommes tous juges, et que nous avons tous besoin du Traité Avot parce que nous sommes constamment en train de juger et de porter des jugements. Nous jugeons pour quel parti voter, nous jugeons s’il faut se lever pour le premier minyan (“et alors je serai fatigué et je ne pourrai pas étudier comme il faut”) ou pour le second (“avec lequel la prière est moins bonne”), nous jugeons s’il faut manger le plat qui est devant nous (“et alors je vais engraisser et ma santé en souffrira”) ou ne pas le manger, etc, etc. Bref, si nous n’étudions pas les lois de la Thora, nous ne comprenons rien à rien !
De plus, le Rav écrit que l’homme qui fait techouva doit étudier Hochen Michpat et l’ordre Nezikin :
“La voie de techouva la plus authentique et la meilleure, celle qui découle de la lumière de la Thora dans le monde, consiste en une étude persévérante de tout ce qui concerne le droit civil, et les lois qui régissent les rapports entre l’homme et son prochain, qu’on étudie chez nous dans ‘Hochen Michpat’, rédigés dans les termes les plus pertinents et les plus clairs, avec une droiture aussi pénétrante, et une perspective aussi large que possible. Cette étude vient déjouer tous les pièges du cœur qu’on rencontre dans la vie. Elle installe la justice divine sur sa base de confiance. Elle enlève de l’âme l’impact du doute et de la perplexité, en éclairant de la lumière la plus claire le chemin de la vie pratique. Cependant, il faut toujours travailler son cœur et son esprit au moyen des autres parties de la Thora, et spécialement en s’aidant de l’influence morale et de l’appel à la réflexion venus de la ‘rosée de lumière’, des pensées profondes inspirées par les connaissances les plus rapprochées du Divin [i.e. : les ‘secrets de la Thora’ – NdT], afin que l’âme soit capable d’adhérer étroitement à la justice divine telle qu’elle est exprimée dans la partie législative de la Thora de la vie. Alors seulement, cette législation agira comme une onction pour élever l’âme et la renforcer” [Orot Hatechouva 13, 5].
“Quand le désir d’une justice absolue, idéale dans sa noblesse, grandit beaucoup dans l’âme de l’homme, parce que sa vie s’est purifiée sous l’effet de ses vertus morales, de ses bonnes actions et d’une techouva complète par amour, ce désir sublime fait une percée à travers tous les espaces spirituels, il se fraye un chemin jusqu’au monde d’ici-bas, et il revendique avec force son rôle de propager la justice sur la terre. De là naît une très vive ferveur pour approfondir les lois régissant les rapports entre l’homme et son prochain ; le plus vaste domaine de la Thora, celui qui traite des questions d’argent, va en s’élargissant, en s’affinant et en s’éclaircissant, et avec lui tous les domaines liés aux lois pratiques. Et puisque l’essence spirituelle de la justice divine se concrétise dans la vie active, elle gagne en énergie, et l’âme se renforce encore davantage, son rayonnement spirituel atteint un degré encore supérieur de clarté” [Ibid., 5.1] .
L’étude des lois civiles équilibre donc l’intériorité de l’homme, et parfois elle rend même plus claire sa emouna, comme l’écrit le Rav dans ce qui précède. Ainsi, il n’est pas rare de voir arriver un jeune homme avec beaucoup de questions sur la emouna, alors qu’en réalité, toutes ces questions proviennent du fait qu’il est déchiré intérieurement par de mauvaises tendances et des désirs de bas étage. Mais il projette tout cela dans le domaine de la emouna. “Pourquoi le Saint-Béni-Soit-Il a-t-il créé le mal ?”, demande-t-il, et je lui réponds : “C’est vrai, mais le Saint-Béni-Soit-Il a aussi créé de bonnes choses, plus que de mauvaises”. Le jeune homme continue : “Mais Il m’a fait du mal !”, et je lui dis : “Est-ce qu’Il ne t’a fait que du mal ?! Il t’a fait aussi du bien, et le bien qu’Il t’a fait l’emporte sur le mal ! Alors pourquoi parles-tu ainsi du Saint-Béni-Soit-Il ?”, et le jeune homme répond : “Parce que c’est comme cela que je le ressens…” – “S’il en est ainsi, le fait que tu ressentes le mal plus que le bien montre que tu as un problème dans ton fonctionnement psychologique, tu ne juges pas les choses selon la justice, tu n’es pas droit avec toi-même. Alors, laisse un instant le Saint-Béni-Soit-Il et étudie Hochen Hamichpat”.
J’ai appris cela d’un jeune homme qui me raconta comment il avait été renvoyé d’une yéchiva élémentaire parce qu’il y mettait constamment le désordre. On ne l’accepta dans aucune autre yéchiva, alors il se mit au lit, et s’emporta contre le Saint-Béni-Soit-Il. Il disait : “Le Saint-Béni-Soit-Il est mauvais parce qu’il a fait venir la Shoah sur le peuple d’Israël”… En réalité, l’origine de son malaise n’était pas la question du mal qu’il y avait dans la Shoah, mais du fait qu’à l’intérieur de lui-même la capacité de jugement était brisée, et il le présentait sous forme de doutes métaphysiques.
C’est pour cela qu’on étudie ces traités dans les yéchivot, pas seulement pour les connaissances de droit qu’elles contiennent (qui n’ont pas toujours d’implications dans notre vie quotidienne), mais parce qu’elles forment notre pensée. Comme à l’école on apprend l’histoire, les mathématiques, la physique, etc., bien que l’élève qui a terminé son cycle d’étude oublie presque tout ce qu’il a appris (…), pour lui faire acquérir la pensée historique, la pensée mathématique, la pensée physique, etc. Il en est de même pour l’étude de la Guemara [l’étude de l’ordre Nezikin est destinée à faire acquérir à l’étudiant les mécanismes de pensée du jugement selon la Thora]…