Note 7.146 – Matérialité et réalité

1. “La réalité, c’est du solide”

On connaît l’histoire du professeur athée qui demande à ses élèves : “Voyez-vous cette table” ? Les élèves répondent : “Oui”“Voyez-vous cette chaise” ? Les élèves répondent : “Oui”“Voyez-vous Dieu” ? Les élèves répondent : “Non”. Le professeur conclut : “C’est signe que Dieu n’existe pas”. Un des élèves prend la parole et demande : “Voyez-vous l’intelligence du professeur”“Non”“C’est signe que l’intelligence du professeur n’existe pas”. Est-ce que l’âme n’existe pas parce qu’on ne peut pas la voir ?!

Si l’on demande à un homme religieux ce qui est le plus important, de l’âme ou du corps, il répondra aussitôt que c’est l’âme qui est la plus importante, mais la plupart du temps ce ne sont que des mots, qui lui viennent simplement parce qu’il se définit comme un homme religieux…

Il n’est pas rare d’entendre une femme dire à son amie que son fils étudie au Technion, et son amie réagir avec admiration et lui dire que son fils étudie ‘seulement’ à la yéchiva… Alors la première se justifie en disant : “Je ne suis pas contre la Thora, mais j’ai dit à mon fils qu’il fallait faire aussi quelque chose de solide, de réel, d’efficace”

2. Petitesse et facticité du monde contingent, grandeur et réalité du monde intérieur

C’est à ce sujet que le Rav écrit dans ‘Orot Hakodech’ [t. 2, p. 308] :

“Dans la petitesse d’esprit réside un venin pernicieux” [un homme à l’esprit étroit est comme intoxiqué par un poison], “qui lui fait penser que tout éloignement du profane pour se rapprocher du Saint revient à repousser ce qui existe au profit du néant” [comme si le profane était ce qui existe et le Saint ce qui n’existe pas], “et ceci, bien que ses déclarations extérieures le dénient”, [si on lui pose la question il ne le reconnaîtra pas, parce qu’il est religieux]. “Du côté de la foi qui vient en aide à tout homme qui trébuche, y-compris le plus humble, la conscience profonde manque de ce principe essentiel, qui illumine l’âme humaine de l’intérieur et la fait accéder à un état de conscience supérieur, à savoir que tout éloignement du profane pour se rapprocher du Saint fait échapper à la destruction et au néant pour aller vers la stabilité et la plénitude, vers la réalité la plus grande et la plus forte, vers la vie par excellence, prise à sa source authentique et qui nous remplit de sa force tranquille”.

C’est le Saint qui est la réalité véritable, et le profane qui est la nullité. Toute la valeur du profane ne vient que de sa liaison avec le Saint. Cependant il est évident que nous ne devons pas mépriser le corps, comme l’écrit le Rambam dans le quatrième des Huit Chapitres, parce qu’en fin de compte c’est lui qui fournit la base de l’expression de l’âme dans ce monde-ci. C’est comme un verre d’eau : l’essentiel c’est l’eau, et non le verre…

Le Rav écrit encore [Ibid., p. 110] :

“Qu’est-ce qui enlève le goût de la vie à la sagesse suprême” [pourquoi l’homme ne ressent-il pas le ‘goût de la vie’ dans cette haute sagesse ? “Quel est la cause de cet empoisonnement des âmes qui les empêche de goûter aux délices de la sainteté et à la lumière divine, et de fonder sur elle tous les actes et les désirs ?” – Le Rav répond : “Rien d’autre que cette représentation trompeuse de la noblesse de l’âme et de la sainteté comme quelque chose d’aride, et tous les tumultes de la vie” [les déplacements, les sauts, les voyages, l’agitation et le bruit] “comme quelque chose de réfléchi et de construit”, comme si ces choses-là étaient la vraie réalité, et comme si l’étude de la Thora était le grand vide, “ce qui est le mensonge le plus repoussant au monde”. Ce mensonge éloigne l’homme de l’âme, du Saint, de la noblesse, c’est-à-dire qu’il l’éloigne de la réalité véritable.

3. Platon et le Talmud : la connaissance innée et retrouvée

Il est dit dans le livre du Zohar que certains sages de la Grèce antique étaient proches des chemins de la emouna (…), et le Rav écrit à ce sujet qu’il s’agit de Platon“parce que la réflexion profonde de Platon était la plus proche des chemins de la emouna” [Orot Ha-emouna, p. 60]. Et on a l’habitude de dire que toute la philosophie qui a fleuri dans ces générations n’était que des ‘notes marginales’ sur Platon…

Platon dit, par exemple, que tout ce que l’homme apprend n’est pas nouveau pour lui, mais que son âme les a déjà apprises dans les hauteurs célestes et qu’il les a oubliées. Dans ce monde l’homme ne fait que ‘se souvenir’ de ces choses qu’il a oubliées.  De manière semblable, nous trouvons dans les propos de Rabbi Simlaï :

“À quoi ressemble le fœtus dans le ventre de sa mère ?… Une lampe est allumée sur sa tête et il observe le monde d’une extrémité à l’autre… et on lui apprend toute la Thora dans son entièreté… et quand il émerge à l’air libre un ange vient lui donner une claque sur la bouche, et lui fait oublier toute la Thora” [Nidda 30b]. 

Le Rav Soloveitchik fait ce commentaire :

“Ces paroles suscitent une question bien claire : si l’ange fait oublier au nouveau-né toute la Thora qu’il lui a apprise, pourquoi prendre la peine de la lui enseigner ? Et la réponse est tout aussi claire : Rabbi Simlaï veut nous faire comprendre que le Juif, quand il étudie la Thora, ne se trouve pas en présence de quelque chose d’étranger et d’extérieur, mais devant une chose proche et connue de lui, une chose qu’il a déjà apprise dans le passé, dont la connaissance a été emmagasinée dans sa mémoire à l’état latent, et qui fait partie de lui-même. Il apprend effectivement quelque chose qui lui appartient… Par l’étude de la Thora, l’homme revient à sa personnalité propre, il se découvre lui-même au-delà de son moi manifeste et programmé…” [Rav Yossef Dov Halévy Soloveitchik, ‘Divrei Hagot Veha’arakha’, p. 269 ; et dans la note 25, il remarque l’analogie avec la théorie de la mémoire de Platon].

4. Platon et le Talmud : la ‘Théorie des Formes’

Recentrons-nous sur notre sujet, Platon soutient que nous autres humains ne voyons qu’une petite part de la réalité, rien que l’ombre de la grande et vraie réalité, qui est la réalité de l’âme, ce qu’il appelle les ‘idées’ [ou les ‘formes’] :

 “- Représente-toi la scène que je vais te décrire, et tu te feras de la nature humaine une idée édifiante et instructive. Représente-toi des hommes vivant au-dessous du sol, dans une sorte de grotte reliée à l’air libre par un long couloir d’entrée, sur toute la largeur de la caverne. Ces hommes y sont retenus prisonniers depuis leur naissance, et ils ont les jambes et le cou entravés, de sorte qu’il leur est impossible de se déplacer. Ils ne peuvent voir que ce qui est devant eux, car leur carcan les empêche de tourner la tête. À une certaine distance derrière eux se trouve la lumière d’une flamme placée en hauteur. Entre le feu et les prisonniers, il y a un chemin de traverse le long duquel, imagine-toi, on a construit une cloison comme celle qui sépare les marionnettistes de leur public, au-dessus de la quelle ils brandissent leurs personnages fictifs.

“- Je vois.

“- Imagine-toi encore que tout le long de la cloison il y a des hommes qui brandissent toutes sortes d’objets, des silhouettes faites de pierre, de terre ou d’autres matières, aux formes humaines ou animales. Et comme c’est l’habitude, certains animateurs donnent de la voix et d’autres se taisent.

“- Drôle d’histoire, et drôles de prisonniers !

“- Ils sont comme nous !…” [Politia, livre 7]. 

Ceux qui sont assis dans la grotte ne savent pas que les formes qu’ils voient ne sont que des ombres, et que la réalité véritable se trouve au niveau supérieur. Et nous, nous sommes comme eux… [Le monde matériel tel que nous le voyons est comme les ombres que voient les prisonniers. Comme eux nous croyons trouver dans ce que nous voyons l’essence de la réalité, parce que nous ne voyons pas la réalité supérieure (spirituelle) qui le détermine – NdT].

5. Les anthropomorphismes de la Thora : une concession aux carences de l’esprit humain devant le concept du Divin

Le Rambam explique dans le Guide des Égarés [1, 26] que les hommes sont tellement englués dans la matière, qu’ils pensent que rien n’existe que ce qui est palpable, et que ce qu’on ne peut pas toucher n’existe pas. C’est pour cette raison que la Thora recourt à des traits humains pour parler du Saint-Béni-Soit-Il. Si elle ne le faisait pas, et si elle leur disait qu’Il n’a pas de corps, ni rien qui ressemble à un corps, ils penseraient que Dieu n’existe pas…

“C’est pourquoi on en parle en des termes qui se réfèrent à la corporalité, pour leur faire comprendre qu’Il existe, car la plupart des gens ne conçoivent d’emblée qu’une réalité corporelle, pour eux ce qui n’existe pas sous forme de corps n’existe pas du tout”. 

 C’est pour ces sots que la Thora a dit que le Saint-Béni-Soit-Il avait des yeux immenses (“Les yeux de l’Éternel parcourent toute la terre” [Chroniques II 16, 9]), des pieds immenses (“Le ciel est mon trône et la terre est mon marchepied” [Isaïe 66, 1], des mains immenses (“La droite de l’Éternel fait une armée” [Psaumes 118, 15], un nez immense (“Le nez de l’Éternel s’échauffa” [Exode 4, 14], mais en vérité tous ces termes n’apparaissent dans la Thora que dans le but de forcer les oreilles de ces idiots…