La voix du chofar


Par Menahem Brégégère – en 5773 [2013].


1 – Le temps de l’écoute

La sonnerie du chofar est un chant sans paroles. Il n’y a pas besoin de paroles. Comme au Mont Sinaï, quand les Bné Israël effrayés ont craint pour leur vie, et qu’ils ont délégué Moché pour écouter à leur place. Le message est le même : “Il y a un Roi”, “JE suis Dieu”. C’est l’affirmation du Créateur dans son monde, et les créatures ne peuvent que trembler. Alors les tergiversations ne sont pas de mise, nous écoutons seulement, devant la voix de Dieu tout s’annule. Trêve de tracasseries, d’états d’âme et d’urgences de toutes sortes. Rien ne peut faire obstacle à la Royauté de Dieu, pour la simple raison que rien n’existe en-dehors de Lui.

Notre problème est que nous avons parfois tendance à croire le contraire, et que nous agissons comme si nous pouvions faire attendre le service divin pour nous occuper du ‘reste’ : “Je ferai techouva plus tard, pour le moment j’ai des choses à finir…” Crois-tu vraiment qu’il y ait quoi que ce soit qui tienne ‘par ailleurs’ ? Je me suis construit un système d’idées, un programme d’action, j’ai fait tout cela bien sûr dans les meilleures intentions, et cela m’a été très utile tout au long de l’année, pour avancer dans mes tâches, dans ma compréhension du monde… Mais maintenant, ce qui n’était qu’une somme d’avatars contingents de ce monde s’est mis à prendre à mes yeux une importance en soi… Arrive l’audit général de Roch Hachana qui remet tout à sa place. Il est temps de sacrifier toutes les nullités auxquelles nous avons commencé de croire, et de passer par un ‘RESET’ général qui nous fera repartir sur une base saine.

2 – Et moi, et moi, et moi !

Tout-à-coup je ressens comme un malaise : si je dois maintenant annuler tout ce que j’ai fait et ce à quoi je tiens, ne vais-je pas y perdre beaucoup, m’anéantir un peu ? Mais aussitôt je me reprends : cette crainte ne prend-elle pas naissance dans une foi rétrécie ? Comment penser que je puisse exister en-dehors de la volonté de mon Créateur, que ce qui s’écarte de Lui puisse être vraiment moi ? Je sais pourtant que n’existe en-dehors de Lui que l’illusion et le mensonge. Serait-ce là que je veux me situer ?

Et au fait, qui est donc ce ‘JE’ pour lequel je me fais tant de souci ? En disant “JE”, fais-je autre chose que d’affirmer mon lien matriciel avec le Créateur, qui se révèle à Moïse comme le ‘JE’ primordial au buisson ardent (‘Éhiyé’) et au Mont Sinaï (‘Anokhi’) ? Comment alors pourrais-je prétendre être encore ‘JE’ dans la voie de la dissidence ? Le Rav Aviner – chelita – exprime ceci en termes très parlants :

“Le Maître du monde est beaucoup plus ‘JE’ que ce que je peux être ‘JE’. Plus un homme s’efface devant le Maître du monde, et laisse la voix divine qui proclame “Il y a Dieu” effacer des parties de sa personnalité, plus il est proche de rencontrer son ‘JE’ authentique”  [Tal Hermon, Moadim, p.8].

Il y a un double écueil à éviter. 1/ Tu aurais tort de craindre pour ta propre personne, puisque le chofar proclame que Dieu est ton Créateur et que son propos n’est donc pas de t’anéantir mais de te faire exister. 2/ Tu aurais tort de croire que tu puisses exister en-dehors de Lui, car c’est une voie sans réalité et sans avenir. Certes, créer une réalité hors de sa volonté tu ne le peux pas. Mais rassure-toi par la certitude qu’au plus profond de toi-même, dans tes aspirations authentiques, tu n’es qu’une révélation de sa volonté. Tu ne risques donc pas d’être anéanti. Il ne t’est pas demandé d’annuler tout ce que tu as fait de bien. Il ne t’est pas demandé autre chose que d’effacer les scories qui accompagnent forcément la vie dans ce monde-ci, et qui te gênent toi-même pour exister.

3 – …et la faute devient un mérite

Le chofar proclame l’unicité de Dieu : rien n’existe en-dehors de Lui. Et cet appel peut nous aider à expliquer cet enseignement bizarre de nos Sages, que la techouva transforme les fautes en mérites. En effet, nous pouvons comprendre que si nous regrettons sincèrement nos fautes le Saint-Béni-Soit-Il nous en accorde le pardon par miséricorde, mais comment le repentir pourrait-il donner à celui qui a fauté un avantage sur celui qui n’a pas fauté ?

La techouva doit partir de la prise de conscience que nous avons transgressé la volonté divine exprimée dans la Thora, et cet aveu n’est pas le plus facile. Formulé dans la prière collective, il constitue pour le Rambam le corps de l’acte de la techouva. Un regret sincère doit l’accompagner, au point que le fauteur se retrouvant dans les conditions de sa faute ira cette fois directement dans le droit chemin. Alors la techouva est accomplie et le pardon peut être obtenu.

Nos Maîtres nous disent aussi que la techouva peut se situer à différents niveaux. Le premier de ces niveaux est celui de la crainte. Celui qui reconnaît sa faute est conscient de la punition qu’il encourt. Il voit devant lui la disproportion entre le dommage spirituel qu’il s’est infligé et l’avantage illusoire dont il a profité de manière impie. Il bannit de son cœur le désir qui a causé cette faute, et la conscience claire qu’il a de ce bilan lui évitera d’y retomber. Ce type de techouva permet d’obtenir le pardon à Yom Kippour.

Au-dessus de ce niveau, il y a la techouva par amour. La faute vient perturber le désir profond de se rapprocher du Saint-Béni-Soit-Il et de s’identifier à ses voies. Le fauteur n’est pas tant préoccupé par son sort particulier que par l’harmonie mise en péril entre lui et le Maître du monde, et cela le conduit à bannir la faute de toutes ses forces. Nos Sages nous disent que cette qualité de techouva peut suffire à elle seule à effacer la faute. Mais comment pourrait-elle la transformer en mérite ?

Pour le comprendre, nous devons franchir un niveau supplémentaire dans la techouva par amour. Jusqu’à présent notre fauteur repenti regrette sa faute à cause de ses conséquences, soit parce-qu’il devra en payer le prix dans le monde à venir, soit parce-qu’elle gêne son rapprochement intime avec le Créateur. Tout comme quelqu’un qui a offensé son ami et qui regrette la peine qu’il lui a faite. Mais ira-t-il jusqu’à regretter d’avoir été capable de la lui faire ?

Nous sommes sur la bonne voie, réfléchissons. Cette faute existe à cause de moi. Mais tout ce qui existe n’est-il pas créé par le Saint-Béni-Soit-Il ? Alors, crée-t-il aussi le mal, et suis-je simplement l’instrument par lequel le mal est créé ? La Thora m’enseigne qu’il n’y a pas de fatalisme en la matière, car l’homme a toujours son libre arbitre. Et d’ailleurs le Créateur ne crée que le bien. Alors comment tout cela peut-il fonctionner ? Le Créateur insuffle la vie en moi, Il me crée tel que je suis, et moi je mets ce qu’Il crée en action dans le monde matériel où je suis placé. Or aucune oeuvre n’est parfaite dans ce monde, et ce que je fais ne l’est pas davantage. Même si j’ai le souci d’être fidèle à la loi du Créateur, et à plus forte raison si j’ai la faiblesse de m’en écarter. De cette gestion imparfaite de ma vie découle la faute, et ma responsabilité, et mon travail de réparation sur cette terre.

La techouva représente une grande partie de ce travail au niveau spirituel. Lorsque je fais techouva au niveau 1 (la crainte), ou au niveau 2 (l’amour), la faute peut être pardonnée, et je suis armé en principe pour m’en tenir à l’écart à l’avenir. Mais qu’en est-il de sa racine ? Rien n’existe en-dehors du Créateur. À la source de la faute il ne peut donc y avoir qu’une pulsion vitale insufflée par Lui et qui fait partie de moi, de ma propre vie. Mais plongé dans le monde matériel, je n’ai pas réussi à l’exprimer entièrement pour le bien, et il en est résulté un biais. Un mauvais pli a été pris, la faute initiale est devenue un défaut moral, un schéma de comportement qui aura tendance à se reproduire chez moi, et à engendrer le mal.

Lorsqu’une mauvaise action a été corrigée, le travail de réparation n’est donc pas complet. Il doit se poursuivre pour retrouver à la source de notre force vitale le biais qui nous a égarés, et qui gêne la pleine réalisation de notre ‘JE’ insufflé par le Saint-Béni-Soit-Il. Cette recherche en profondeur requiert une motivation d’amour à un niveau élevé, qui intègre parfaitement la croyance que rien n’existe en-dehors du Créateur, et qu’en premier lieu ma propre vie, la force qui me pousse à réaliser mes désirs, n’est rien d’autre qu’un dévoilement de sa volonté. C’est le côté ‘naturel’ de notre vie, le point d’insertion de notre âme dans ce monde. Il n’a pas été créé pour le mal, de même que le monde n’a pas été créé pour le mal. Simplement, cela ne va pas tout seul, et c’est notre travail ici-bas de mettre notre vie au service du bien, grâce aux outils dont nous disposons avec nos qualités naturelles, notre éducation et notre étude de la Thora.

Retrouver au fond de notre expérience intime le moment du faux-pas qui a détourné l’avenir, la racine de la faute qui n’a pas seulement été la cause d’une série d’égarements, mais la prison d’une création vitale destinée au bien et détournée vers le mal, libérer cette force de vie, cet aspect invalidé de notre personne et le rendre au ‘JE’ renouvelé, tel est le défi de la techouva à son niveau le plus élevé.

Et si depuis le début cette force avait été contenue, certes aucune faute n’aurait été commise, mais le bilan de cette création étouffée aurait été nul. Or n’est-ce pas notre mission de la mettre au monde ? Mais si cette force est exprimée dans la faute, ce qui est forcément plus ou moins le cas car le monde matériel est indissociable de ses scories, alors le bilan devient négatif, ce qui a priori est pire. Oui, mais la techouva existe, qui peut non seulement annuler la faute, mais libérer la force vitale détournée de son but en corrigeant le défaut moral. Le bilan global devient alors positif ! Ainsi peut-on comprendre que la techouva à son niveau le plus élevé transforme le passif de la faute en mérite, car non seulement elle peut obtenir le pardon, mais elle ajoute au bien du monde en libérant une œuvre du Créateur restée en souffrance, en l’occurrence la vie du fauteur lui-même. Non seulement la techouva transforme la faute en mérite, mais c’est le seul moyen que nous ayons d’ « accoucher » la création divine à travers notre propre vie…

4 – Conclusion

Le facteur commun de tous ces enseignements est l’acte de foi que la voix du chofar nous inspire :

“Ein ‘od milévado !”     
[« Il n’y a rien en-dehors de Lui seul »]


Sources : 

Rav A.I. Kook zatsal, Orot Hatechouva.

Rav Chlomo Aviner chelita – Tal Hermon, Mo’adim, pp. 5-11.