Rav Avraham Itzhak Kook zatsal, extrait de Igrot Haréaïa (I) lettre 91, pp. 105-107.
Les calculs géologiques sur le nombre d’années depuis la Création du monde fondent une théorie qui, telle qu’elle est, ne nous pose aucun problème. En effet, chez tous les anciens maîtres de la Kabbale on trouve l’idée que plusieurs époques précédèrent notre chronologie ; le Midrach Rabba dit que le Maître du monde “construisait des mondes et les détruisait” [Béréchit Rabba, paracha 3 et paracha 9], et le Zohar dit même qu’il a existé différentes espèces humanoïdes outre l’homme dont parle la Thora [paracha Vayikra, p. 10]. Il faut bien sûr se pencher attentivement sur ces sentences très profondes, qui nécessitent beaucoup d’explications. Cependant, il ressort de ces données paléontologiques que certes il a existé des époques où ont vécu des créatures aujourd’hui disparues, et parmi elles une famille humaine, mais que ces époques n’ont pas été séparées par une destruction générale suivie de recréation. Mais là-dessus il n’y a pas de preuve décisive, ce ne sont que des hypothèses qui flottent dans l’air, et nous ne devons pas du tout nous soucier de ce point-là.
Car en vérité nous n’avons pas besoin de tout cela : même s’il s’avérait pour nous que la Création s’est faite selon le mécanisme de l’évolution des espèces, il n’y aurait pas davantage d’incompatibilité. Nous faisons le compte des années d’après le sens littéral des versets de la Thora parce que cela nous touche de beaucoup plus près que toutes les théories préhistoriques, qui ne nous importent pas plus que cela [pour le Rav, le sujet de la Thora étant essentiellement moral, il n’est pas étonnant que sa chronologie commence avec l’apparition de la morale humaine, et non avec l’apparition de la matière ou de la vie biologique – NdT]. Il est évident que la Thora a caché le processus physique de la Création et qu’elle s’est exprimée par allusions et métaphores. Chacun sait que le processus de la Création fait partie des secrets de la Thora ; en quoi serait-ce un secret s’il y était décrit au premier degré ? C’est ce qui est dit dans le Midrach :
“Décrire la force du processus de la Création aux êtres de chair et de sang est une chose impossible, c’est pourquoi la Thora est restée dans le flou en disant : ‘Au début Dieu créa le ciel et la terre…’ [Genèse 1,1]” [Rambam, Introduction du Guide des Égarés ; Ramban sur Génèse 1].
L’essentiel est ce qui ressort de tout cela pour une meilleure connaissance de Dieu, [qui s’exprime par] la vie morale authentique ; et le Saint-Béni-Soit-Il donne [toute connaissance] de manière mesurée, y-compris l’inspiration prophétique [Tazriya Rabba, paracha 15]. Il la restreint, parce que c’est seulement quand ces sujets grandioses rentrent dans des métaphores que les hommes peuvent en tirer, par tous leurs efforts, ce qui pour eux est le plus utile et du meilleur niveau. Et c’est seulement la lumière des ‘yékarot vékipaon’ [Zacharie 14, 6], c’est-à-dire celle des secrets de la Thora, qui sont ‘difficiles à expliquer’ [‘yékarot’] dans ce monde-ci et qui deviendront ‘faciles à expliquer’ [‘kipaon’] dans le monde futur, qui nous révélera [à la fin] le détail de ces choses [explication du verset de Zacharie d’après Rabbi Yohanan dans la Guémara Pessahim 50a].
Mais de toute façon il n’y a pas d’incompatibilité, entre aucun enseignement de Thora et aucune résultat de recherche au monde. Simplement, nous n’avons pas à prendre des approximations, même si elles font l’objet d’un large consensus, pour des vérités absolues. Car les théories scientifiques sont comme des fleurs éphémères : grâce au développement de moyens nouveaux et plus puissants, les plus récentes seront bientôt dépassées et deviendront même des objets de dérision ; les savoirs les plus sophistiqués de notre époque seront ramenés à la petitesse du cerveau humain, alors que la parole de notre Dieu se tient pour l’éternité : “Que les montagnes chancellent, que les collines s’ébranlent, mon amour d’avec toi ne chancellera pas, et mon alliance de paix ne sera pas ébranlée, dit Celui qui t’aime, l’Éternel” [Isaïe 54, 10].
Le fondement de tout est ce que nous enseignons dans le monde, à savoir que tout est agi par Dieu ; et les moyens de cette action eux aussi, quel que soit leur nombre, fussent-ils des milliards, sont tous l’œuvre de Dieu ; Il n’a rien fait manquer dans son monde, et Il n’y a pas de limite à sa force, à sa sagesse ni à sa splendeur, que son Nom soit béni pour l’éternité. Parfois nous donnons le Nom divin aux causes intermédiaires pour élargir l’esprit [en rappelant leur origine divine], et parfois nous faisons abstraction de ces causes intermédiaires et nous disons : “Dieu forma”, “Dieu fit”, comme on dit : “Le Roi Salomon construisit”, sans prendre la peine de détailler que Salomon donna des ordres aux ministres, les ministres aux sous-ministres, ceux-ci aux architectes, les architectes aux artisans et les artisans aux ouvriers, parce que tout le monde le sait et que ce n’est pas le plus important.
Ainsi, tout ce qui pourrait faire indéfiniment l’objet de recherches, qui amplifierait notre savoir sur les causes intermédiaires et rajouterait ainsi à notre connaissance et à notre compréhension de la grandeur divine, a été le plus souvent éludé [dans la Thora]. Et la raison de cette simplification est qu’il y a une mesure à fixer à toute idée et à tout concept, selon le moment où il vient et son utilité ; il n’y a aucun hasard, ni aucun événement qui se produise sans intention divine bien définie.
Nous pouvons comprendre par exemple que si le mouvement de la rotation terrestre avait été connu du plus grand nombre il y a quelques milliers d’années, l’homme aurait craint de se tenir sur ses jambes, de peur de tomber sous l’effet du mouvement ; et à plus forte raison il aurait craint d’édifier des bâtiments élevés, ce qui aurait entraîné son affaiblissement, et empêché son développement dans des proportions inimaginables. [Même] le calcul de l’attraction gravitationnelle n’aurait pas pu le rassurer, puisqu’il avait vu de ses yeux que toute chose posée sur un objet en mouvement était en situation instable, et qu’elle risquait de tomber. C’est seulement quand l’humanité fut mûrie par une solide habitude que la connaissance de la rotation terrestre put prendre sa place en n’engendrant que du bien.
Il en va de même pour la spiritualité. Ainsi, la conscience d’être observé par Dieu est à la base de la morale et de la réussite humaines, et lorsque cette réalité aura été bien expliquée, qu’elle sera largement connue et parfaitement comprise, elle deviendra le fondement du bonheur : “Ils cesseront les méfaits et les violences sur tout le mont de ma Sainteté, car la terre sera pleine de la connaissance de l’Éternel…” [Isaïe 11, 9 ; 65, 25]. L’Assemblée d’Israël dut faire beaucoup d’efforts envers les idolâtres, pour leur faire comprendre que malgré l’ampleur de la Création, l’homme n’est pas dérisoire au point que sa conduite morale n’ait aucune importance, et qu’au contraire la conduite morale de l’homme fait de lui un être beaucoup plus important que les créatures infiniment plus nombreuses que lui. Mais ce ne fut pas facile d’imprimer cette notion dans les esprits en même temps que la conscience profonde de la gloire divine (qui est le fondement le plus essentiel et le plus important de l’accomplissement humain), et que [la conscience de] l’ensemble de la Création, celle de l’époque présente et celle de tous les temps, dans le domaine de la vie matérielle et dans celui de la vie spirituelle.
Tous ces efforts étaient nécessaires : comment accommoder dans l’étroitesse du cœur humain le phénomène de l’immensité de la Création et de l’infériorité [objective] de l’homme avec la conscience de la toute-puissance divine ? Et comment [l’homme] dépasse-t-il [en réalité] toutes les valeurs attribuées à n’importe quelle créature ? [Beaucoup d’efforts furent nécessaires au peuple juif pour imposer la notion de la grandeur humaine à l’humanité païenne]. Et que serait-il arrivé si la multitude des mondes décrits par la science moderne eut été connue de tous ? [L’homme] aurait été considéré comme un impondérable, sa valeur morale comme insignifiante, et il aurait été absolument impossible de faire exister en lui une vie de grandeur et de magnificence.
C’est seulement maintenant, après que la représentation du monde qu’il vénérait autrefois eut été battue en brèche et se fut effondrée, qu’il n’est plus effrayé par les vraies dimensions de la réalité. Mais tout cela exige du temps et de la préparation, et les descriptions narratives, qu’elles soient tirées de l’observation de la nature par le raisonnement, ou qu’elles viennent des révélations divines transmises par les prophètes, doivent toujours porter avec elles la force qui exalte la vie et la réussite authentique, et non amener à l’homme une provision de connaissances tronquées pour s’amuser avec en éprouvant une joie infantile.
Et quand tu y réfléchiras, tu comprendras qu’il y a une valeur considérable à ce qui se révèle, mais aussi à ce qui se cache, et que les voies du secret sont grandes et nombreuses. Elles sont fascinantes, les voies de la sagesse suprême du Maître de tout ce qui existe, inouï de sagesse, béni soit-Il. Et quand tu iras dans ce chemin, je suis certain, avec l’aide de Dieu, que tu ne trébucheras pas, et que tu réussiras pour le bien d’Israël.
“Crains Dieu et observe ses mitsvot, car c’est tout l’homme” [Ecclésiaste 12, 13].
“Je conduirai les aveugles sur une route qu’ils ne connaissaient pas, je les ferai cheminer dans des sentiers qu’ils ignoraient ; je convertirai pour eux l’obscurité en lumière et les aspérités en terrain uni ; ces choses-là Je les accomplis, et Je ne les délaisse pas” [Isaïe 42, 16].
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