Par le Rav Chlomo Haïm Hacohen Aviner – chelita.
Q. Dans notre propre pays il y a des disputes entre Juifs. Comment résoudre ce problème ?
R. Ce sont des phénomènes minoritaires. De façon générale, il y a le Chalom.
Q. Malgré tout le problème existe, aussi bien entre voisins, à l’intérieur de la famille, et même entre mari et femme. Comment le résoudre ? Existe-t-il des ateliers pour le Chalom ?
R. En fait, cela existe. Mais la solution la plus simple est que lorsqu’il y a une dispute entre deux amis, il faut toujours céder devant l’autre.
Q. Mais il y en a un qui n’a pas raison !
R. Ne sois pas celui qui a raison, mais celui qui est le plus sage. Dans la Guémara on dit que c’est celui qui se tait le premier qui est le plus noble. C’est-à-dire que lorsque deux personnes se disputent, le premier qui se tait montre que c’est lui qui est le plus distingué [Kiddouchin 71b].
Q. Alors, c’est toujours le juste qui doit payer pour le Chalom ?
R. Il paye et il gagne en même temps. Dans le livre ‘Mechekh Hokhma’ de Rabbi Méïr Sim’ha de Dvinsk, il est écrit : “Le sage dit : un homme ne m’injurie jamais plus d’une fois : la première fois je supporte son injure, et il ne m’injurie pas une deuxième fois” [Anava 4]. Et on trouve la même chose dans le livre ‘Ma’alot Hamiddot’ [Anava].
Q. Alors, les gens méchants exploiteront cela pour tourmenter les gens droits et bons ?
R. Peut-être. Il est dit à ce propos : “Un homme doit toujours être de ceux qui sont poursuivis et non de ceux qui poursuivent. Chez les oiseaux il n’y a pas plus poursuivis que les tourterelles et les pigeonneaux, et ce sont eux qui ont été désignés pour être offerts sur l’autel” [Baba Kama 93a].
Q. Est-ce que ce n’est pas de la ‘morale chrétienne’, de tendre l’autre joue ?
R. Non. C’est de la morale juive. Comme l’a dit le prophète Isaïe : “J’ai livré mon dos aux coups et mes joues aux violences” [Isaïe 50, 6]. Les chrétiens l’ont seulement dit, mais dans la réalité ils ont maltraité les faibles. Nous , nous ne l’avons pas dit mais nous l’avons fait. Les mots ne coûtent pas cher, les actes sont révélateurs.
Q. Alors, dans les Cieux on autorise l’injustice ?
R. À Dieu ne plaise ! Le ‘Séfer Hahinoukh’ explique : “Il faut que l’homme sache, et qu’il grave dans son cœur que tout ce qui lui arrive, en bien comme en mal, lui est envoyé par le Saint-Béni-Soit-Il. Aussi bien ses propres actions que celles de son prochain, rien ne se fait sans la volonté du Saint-Béni-Soit-Il. C’est pourquoi, si quelqu’un le tourmente ou le blesse, il doit avoir l’intime conviction que c’est la conséquence de ses fautes, et que Dieu l’a décidé ainsi. Et il ne doit pas se mettre dans l’idée de se venger contre cet homme, car ce n’est pas lui qui est la cause de son malheur, mais la faute qui l’a provoqué. Comme l’a dit David, que la paix soit sur lui : ‘Laissez-le prodiguer l’injure, si Dieu le lui a dit’ ! [Samuel II 16, 11]” – il a rendu sa faute responsable, et pas Séméi fils de Ghéra [Rama].
Q. C’est-à-dire que si un homme est éprouvé par des malheurs, c’est signe que Dieu en a décidé ainsi en toute justice. C’est ce qui s’appelle faire payer sa dette à son débiteur.
R. Exact. Et il y a une autre raison de ne pas réagir : si l’autre se comporte avec toi de vilaine manière, ce n’est pas une raison pour descendre à son niveau. C’est ce qu’écrit le Méïri : “Un homme méprisable insulta un Sage, et celui-ci ne répondit rien. On lui demanda : pourquoi ne lui as-tu pas répondu alors qu’il t’a insulté ? Il répondit : je ne vais pas entrer dans une guerre où le vainqueur sera le vaincu” [Hibour Hatechouva 1, 5].
Q. Mais est-on obligé de renoncer, ou est-ce une mesure de piété ?
R. On n’est pas obligé. Voici ce qui est dit : “Ceux qui sont injuriés et ne rendent pas l’injure, ceux qui entendent les insultes et n’y répondent pas, ceux qui agissent par amour et ressentent de la joie dans les épreuves, ce sont ceux-là dont parle le verset : ‘Et ceux qui L’aiment rayonneront comme le soleil dans sa gloire’ [Juges 5, 31]”, et les termes employés montrent qu’il s’agit de la vertu de ‘hassidout’ [piété]. Voir le ‘Séfer Hahinoukh’ [mitsva 338].
Q. Mais où trouver la force morale de renoncer ?
R. Nos Sages ont dit : “Celui qui renonce à ce qui lui revient, on l’exempte de tous ses péchés” [Roch Hachana 17a]. Si tu renonces à tes droits au bénéfice de ton prochain, alors que tu n’y es pas obligé, le Saint-Béni-Soit-Il renoncera Lui aussi à te demander des comptes sur tes péchés, mesure pour mesure.
Q. Il faut donc passer sur tout ?
R. C’est une manière de parler, pour insister sur ce point.
Q. De toute façon, tout cela a l’air très logique. Alors pourquoi les gens ne le comprennent-ils pas ? Pourquoi leur est-il si difficile de faire des concessions ?
R. L’orgueil. L’homme pense que s’il renonce, cela montre qu’il ne vaut rien, alors qu’en vérité c’est le contraire, c’est celui qui renonce qui est l’homme fort !
Q. Alors, quand il y a une dispute dans un couple, chacun doit s’empresser de céder le premier…
R. Absolument. Mais en fait, la plupart du temps ce sont les femmes qui font des concessions, à cause de leur nature tendre et délicate. Voyez ce que dit le Rambam sur la femme qui regarde son mari comme si c’était un ministre ou un roi et se conforme à sa volonté [Rambam, Hilkhot Ichout 15, 2].
Q. Alors on revient encore à cette question : n’y a-t-il pas là un abaissement de la femme ?
R. Et on revient à la même réponse, qu’au contraire c’est sa force. Par exemple, il n’y a aucun doute que Yaël était une femme très forte. Elle a tué Siséra qui était une sorte d’Hitler, et Rachi mentionne qu’à une certaine époque elle était juge du peuple d’Israël (Juges 5, 6). Eh bien, nos Sages enseignent qu’elle amena une grande délivrance à Israël grâce à ce mérite, qu’elle était une femme cachère qui faisait la volonté de son mari (Tana Devé Éliahou 9). Ceci est rapporté également dans le Choulhan Aroukh (Éven Ha’ézer).
Q. Alors, la femme doit toujours céder ?
R. Certainement pas. Et si un homme a une femme difficile, c’est lui qui doit céder. Nos Sages racontent que Rabbi Haïa avait une femme qui le tourmentait, et que malgré tout, quand il voyait au marché quelque chose de beau, il le serrait dans son habit pour le lui apporter en cadeau. Son principal élève lui demanda pourquoi il faisait cela, et il répondit : il nous suffit qu’elles élèvent nos enfants et qu’elles nous sauvent de la faute [Yébamot 63a]. Autrement dit, il avait de la reconnaissance.
Q. On raconte une histoire semblable sur Socrate…
R. Oui, mais c’est très différent. Il avait une femme méchante du nom de Xanthippe. Quand il enseignait à ses élèves, elle venait et elle renversait la table. Mais il prenait cela très calmement, et il expliquait à ses élèves qu’elle était semblable à une poule. On voit donc la différence entre Socrate, qui méprisait sa femme, et Rabbi Haïa, qui lui faisait honneur et qui éprouvait de la reconnaissance à son égard.
Q. Si c’est ainsi, même quand il y a des divergences idéologiques on doit toujours céder à l’autre ?
R. Cela n’a pas de rapport. Ce dont nous avons parlé, ce sont des différends personnels ou collectifs, et non de divergences d’opinion. Abbayé et Raba étaient perpétuellement en controverse, mais ils étaient amis de cœur et d’âme. De même l’école d’Hillel et l’école de Chammaï : bien qu’ils fussent en désaccord sur des sujets importants, leurs élèves “se conduisaient avec affection et camaraderie les uns avec les autres, pour mettre en pratique le précepte : ‘aimez la vérité et la paix’” [Yébamot 14b].
Q. Le Rav dit toujours : “les divergences d’opinion oui, la discorde entre les cœurs non”. Mais pratiquement, beaucoup de gens font taire tous ceux qui ne pensent pas comme eux, en prétendant qu’ils ont été insultés.
R. C’est abuser de leur sensibilité. Un homme ne doit pas avoir peur, et il a le devoir de dire ce qu’il pense. C’est ainsi que commence le Choulhan Aroukh, en prescrivant qu’il ne faut pas avoir peur des moqueurs.
Q. Et en conclusion ?
R. Dans son commentaire sur le ‘Maximes des Pères’, voici comment le Rambam explique l’enseignement “sois humble à l’extrême” : “On demanda à l’un des hassidim : ‘quel est le jour de ta vie qui t’a apporté le plus de joie ?’ – Il répondit : ‘Un jour où j’ai voyagé en bateau, et où ma place était en-dessous de tous les autres. J’étais habillé de chiffons, il y avait dans le bateau des commerçants et des gens riches, et moi je restais simplement à ma place. L’un des voyageurs se leva pour uriner, et mon abaissement, la situation misérable dans laquelle je me trouvais, l’impressionnèrent tellement qu’il se découvrit et urina sur moi. Je m’émerveillai de son assurance et de son audace, et en toute vérité je ne ressentis aucune contrariété dans mon cœur à cause de ce qu’il avait fait, cela n’éveilla en moi aucun ressentiment. Alors je ressentis une très grande joie d’être arrivé à ce point, que ce manque de respect ne m’avait pas contrarié, et que je n’y avais même pas fait attention’”.
Q. C’est une histoire très forte, étonnante, elle semble exagérée !
R. Mon cœur me dit que le Rambam veut parler de lui-même, qui pendant toute sa vie a été calomnié et sali sans jamais réagir. Ainsi, quand son élève Yossef ibn Gabar lui rapporta qu’on l’insultait, il lui dit de ne pas réagir, et lui raconta cette histoire (Igrot Harambam).
[Rav Chlomo Aviner chelita – ‘Chéïlot Chlomo’ # 564, 7 Tichri 5779 (16 septembre 2018)]