2. Analyse profonde de la génération

Ici, le Rav notre maître amorce une volte-face, en élevant sa réflexion sur la génération : en fait, si notre génération était vraiment mauvaise et corrompue, une génération pourrie de l’intérieur, alors nous accepterions de bon cœur le mépris et le déshonneur, puisque nous ne serions pas dignes de conditions de vie plus respectables : “Couchons-nous dans notre honte, et que notre indignité nous recouvre !  [Jérémie 3, 25].

Aujourd’hui, on peut entendre dans notre peuple des propos du genre : “ce peuple ne vaut rien”, “nous avons mérité ce qui nous arrive”… En termes de Thora, cela s’appelle ‘plaider l’accusation’ contre le peuple d’Israël. On doit bien sûr faire tout le contraire, plaider la cause du peuple d’Israël, enseigner ses mérites !

Le Rav approfondit maintenant sa démarche : mais comment nous résigner quand nous analysons en profondeur la situation morale et intellectuelle de la génération ? Au contraire nous ne trouvons nullement une génération médiocre, ni même une génération fautive en vérité ! Notre génération n’est pas une génération hérétique au sens habituel, c’est-à-dire érudite en rupture de ban [comme le fut Elicha ben Abouya], mais elle faute à cause du trouble qui s’est emparé d’elle, elle est comme un ‘enfant captif’ [‘tinok chénichba’, qui n’a pas été éduqué dans le judaïsme]. Le Rambam explique longuement ce concept, et il l’étend à celui qui a été élevé dans des idées erronées et fallacieuses.

Dans Igrot Haréaïa, le Rav notre maître va encore plus loin : il dit que même celui qui a été éduqué dans les fondements de la religion, et qui a ensuite été entraîné par les idées de l’époque, par la ‘mauvaise servante’ qu’est la culture contemporaine, est considéré comme un ‘enfant captif’. Pourquoi ? Il répond dans l’article ‘La Consolation d’Israël’ :

“Parce qu’ils [les gens de la génération] sont arrivés à un niveau où ils ont besoin qu’on leur explique en profondeur les secrets de la Thora et les notions authentiques de la religion et de la foi. Les concepts de base tels qu’ils les ont reçus dans leur enfance ne leur suffisent pas” [Maamaré Haréaïa, p. 287].

Même un homme de grande valeur qui faute, qui trébuche, ne devient pas pour autant médiocre. Mais celui qui profane Chabbat n’est-il pas un fauteur ? – réponse : il est forcé. Et qui le force ? – l’esprit de révolte qui règne dans la génération. À notre époque, il peut même arriver qu’un homme étudie la Thora pendant vingt ans au Beit Hamidrach, et qu’il soit emporté ensuite par les vents de l’époque ; cet homme-là sera lui aussi considéré comme troublé et contraint. Un jour, on posa cette question au Rav Itshak Halévy Herzog, Grand-Rabbin d’Israël : “Le proverbe dit : ‘la pomme ne tombe jamais loin du pommier’, alors qu’est-il arrivé à Haïm” [son fils Haïm Herzog était Président de l’État, il avait étudié à la yéchiva pendant sa jeunesse, puis s’était écarté de la Thora] ? Le Rav Herzog répondit : “La pomme ne tombe pas loin du pommier quand le vent est de force normale, mais quand le vent est de force anormale, la pomme peut tomber loin du pommier. Et cela fait deux cents cinquante ans que le vent souffle de manière anormale”.

Aujourd’hui, même celui qui tient un discours hérétique n’est pas considéré comme un hérétique mais comme un égaré. Le Chef du Gouvernement, même s’il livre des parties de la terre d’Israël aux non-Juifs, n’est pas un traître au fond de sa personne, bien qu’il commette en fait un acte de trahison. Il faut faire la distinction entre l’acte commis et celui qui le commet : un enfant qui a menti n’est pas ‘un menteur’, il ‘a dit un mensonge’. De même, la génération n’est pas ‘hérétique’ dans son être collectif.

Aussi bien chez les pères que chez les fils, nous trouvons énormément de bonnes choses, des sentiments délicats, des intentions louables. On raconte cette histoire à propos du Rav Hillel Zeitlin, qui était un éminent journaliste et écrivain dans le monde religieux à Varsovie : il alla en Israël, et il interviewa notre maître le Rav Kook et le Rav Yossef Haïm Sonnenfeld. Il demanda au Rav Sonnenfeld“Quel est l’avis du Rav sur les pionniers qui se dévouent à la construction du pays ?” – le Rav répondit : “Ce sont des renégats, des hérétiques et des pervers”. Rav Hillel demanda : “Et qu’en est-il de leur personnalité intérieure ?” – “On ne tranche pas la halakha selon l’intériorité, de même qu’on n’étudie pas la Guemara selon l’intériorité ! On regarde au niveau des actes, et si l’on regarde leurs actes, ces pionniers ruinent la Thora. C’est pourquoi on doit mener contre eux une guerre totale”. Ensuite il alla chez le Rav Kook notre maître, et il lui demanda : “Que dit le Rav de la génération ?”, le Rav lui répondit : “Une génération merveilleuse, une génération de bâtisseurs !”. Le Rav Hillel objecta : “Mais ce sont des démolisseurs, ils saccagent tout !” – “Mais au fond ils ont un cœur valeureux !” – “Mais où avons-nous appris qu’on tranche selon l’intériorité ?” – Le Rav Kook notre maître répondit : “Dans cette génération, on tranche en fonction de l’intériorité’ !” – Pris au dépourvu, le Rav Hillel demanda : “Pourquoi ?” – “J’ai lu votre livre sur Yossef Haïm Brenner… [dans lequel le Rav Hillel faisait l’éloge funèbre d’un anti-religieux notoire]” – “Brenner était spécial, il était hors normes” – le Rav Kook répondit : “Il y a de nombreux Brenner dans la génération !”.

On ne peut pas considérer comme médiocres des gens qui se dévouent jusqu’à donner leur vie. C’est ce que démontre le Rav dans la suite de l’article.