1. Un immense chagrin

Le Rav notre maître commence par considérer le discours religieux habituel sur la Génération, pour partager sa douleur. Pourquoi ? Parce que pour consoler quelqu’un, il faut d’abord pleurer avec lui.

Cet immense chagrin – “Par nos multiples fautes…” – telle est la première réaction de ceux qui ont la crainte de Dieu lorsqu’ils voient la Génération : ils pleurent sur la situation et disent : “Cette génération n’a pas de Thora, cette génération n’a pas de crainte de Dieu”. Certes, le propos central de cet article consiste à mettre en évidence les forces intérieures à l’œuvre dans la Génération, mais pour le moment, on commence par les pleurs, la tristesse et le deuil. Cet immense chagrin qui afflige l’Âme d’une terrible peine, et qui dans notre génération habite le cœur de quiconque pense et réfléchit un peu, quand un Juif intègre, qui a la crainte de Dieu et dont la sensibilité juive est saine, regarde la situation éducative et morale de la jeunesse qui tourne jour et nuit dans les rues de la cité, le Chabbat comme la semaine, un profond chagrin lui envahit son cœur, – surtout s’il est aussi doté d’une sensibilité droite et raffinée – ne peut être ni décrit ni raconté. On décrit d’abord la douleur de l’homme qui comprend et qui réfléchit, mais l’homme dont la sensibilité est développée a le cœur complètement brisé, car la sensibilité amplifie le ressenti. Un homme cérébral éprouve parfois de la douleur, mais un homme sensible éclate en sanglots à ce que voient ses yeux, et il pleure jour et nuit.

Nous voici accablés et confondus à la vue de toute une génération – ‘souffrants’ = éloignés et faibles [conformément au Targoum de Lamentations 1, 13]. Certains disent que le Rav notre maître, dans son article Maamar Hador, ne voulait parler que de la génération des Pionniers, qui montèrent bâtir la Terre d’Israël avec un dévouement total. C’est inexact, et c’est une double erreur : premièrement parce qu’aujourd’hui, il y a davantage d’esprit pionnier qu’à l’époque du Rav Kook ; et deuxièmement, où le mot ‘pionniers’ est-il mentionné dans Maamar Hador ? Le Rav notre maître décrit ici une situation terrible de rejet de la Foi qui commença plusieurs centaines d’années avant lui, lorsqu’apparut le mouvement de la Haskala. Alors se multiplièrent les hérétiques, et alors commença de se répandre dans les esprits une terrible confusion. Par la suite, la situation ne fit qu’empirer de génération en génération.

Quoi qu’il en soit, à l’époque du Rav Kook on jetait sa kippa beaucoup plus qu’aujourd’hui. Lors de la création de l’État, 80% des jeunes religieux jetaient leur kippa en arrivant à l’âge adulte, et aujourd’hui 20%. Certes, même 1% est catastrophique, même un seul homme qui jette sa kippa c’est terrible, mais la baisse de 80% à 20% est tout de même considérable.

Quand on veut guérir une maladie, il ne suffit pas de traiter ses symptômes, mais il faut attaquer le microbe qui en est la cause, c’est elle qu’il faut éliminer. C’est à cela qu’est consacrée toute l’analyse de cet article est entièrement vouée à cet objectif, et sa conclusion est que le reniement de la foi est la conséquence de la grandeur de la Génération, et non de sa petitesse.

Nous voici accablés et confondus à la vue de toute une génération – ensemble, les pères et les fils de toute une nation – dévastée par ses souffrances et livrée à une terrible détresse, confrontée aux affres de l’enfer. La misère spirituelle, la chute spirituelle et morale, est une très grande misère, encore pire que la misère matérielle : “Celui qui fait fauter un homme lui cause davantage de tort que celui qui le tue” [Rachi, sur Deutéronome 23, 9].

Son chagrin est si grand qu’il lui retire même l‘usage de la parole, la Génération n’a pas la force de se concerter pour trouver une solution, au point qu’elle ne peut même pas décrire ses malheurs en termes clairs et intelligibles, ce qui la soulagerait bien sûr beaucoup… Quelquefois, on a tellement mal qu’on n’a pas de mots pour le dire. Un homme submergé par son émotion ne parvient même pas à terminer sa phrase. Et pourtant, la parole soulage la douleur ! Le consolateur doit-il prendre l’initiative pour ramener l’endeuillé à la vie ? – Non, c’est l’endeuillé qui parle, et le consolateur répète ce qu’il dit, et il pleure avec lui. Celui qui renferme sa douleur en lui-même se ronge de l’intérieur. “‘Le souci qu’il a dans le cœur, l’homme le consumera [yasshenna]’ [Proverbes 12, 25] – nos Sages interprètent : ‘il en parlera [yessihéna] avec les autres’” [Yoma 75a] …et adoucirait pour une bonne part les vastes tracas de son cœur.

Par quoi l’homme craignant Dieu commencera-t-il de se lamenter ? Parce qu’on profane Chabbat ? Parce que 25 % des couples divorcent ? Parce que les lois de la pureté familiale ne sont pas respectées ? Parce qu’il y a 120 000 familles monoparentales ? Parce qu’il y a 85 % de ‘divorce émotionnel’, c’est-à-dire  de cohabitation dans l’indifférence ? Parce qu’il y a 75 % de Juifs qui ne respectent pas rigoureusement la Thora et les mitsvot ? Parce que six millions de Juifs se sont assimilés en exil depuis la Shoah ? Parce que la télévision et la presse sont remplies d’ordure ?…

Elle prend la parole, mais pas pour raconter les plaies de son cœur et en être soulagée, seulement pour mépriser et injurier, ou pour tempêter et maudire. Telle est la réaction consensuelle dans le monde harédi : faute de savoir comment réagir, on attaque, on injurie et on condamne, on publie des affiches pleines de colère et de fureur. Jusqu’aujourd’hui il en est ainsi, c’est un mécanisme de défense psychologique.

Cette terrible détresse, spirituelle et matérielle à la fois – c’était l’époque des pogroms en Russie. En 5663 [= 1903] eurent lieu des émeutes, notamment le pogrom de Kichiniev qui fut particulièrement terrible. Certains Juifs placèrent leurs espoirs de salut dans la ‘Fraternité des ouvriers’ et dans les idées socialistes ; et pourtant, ceux qui les avaient massacrés étaient des ouvriers ! Et comme si les pogroms n’étaient pas suffisants, les Juifs vivaient aussi dans une grande misère… hélas – a plongé notre monde dans l’obscurité. 

Un homme qui est accablé par sa situation matérielle comme un esclave, mais qui a gardé une certaine hauteur d’esprit, arrive à tenir sous le fardeau ; et du côté opposé, un renégat hérétique, s’il est riche et respecté, a aussi le sentiment d’être assez fort pour soutenir la charge. C’est ainsi que notre maître le Rav Kook explique dans ‘Aïn Aya’ pourquoi le Maître du monde a voulu que nous empruntions les ustensiles d’or et d’argent à notre sortie d’Égypte : “L’intention divine de nous faire sortir avec de grandes richesses visait essentiellement à remonter le moral du peuple livré pendant des années à la bassesse de la condition d’esclave, dont l’âme était humiliée et qui ne demandait rien de grand. Il fallait l’habituer à demander de grandes choses [au niveau matériel], pour qu’à partir de là il en vienne aussi à aspirer à de grandes choses à l’échelle de l’âme et des qualités les plus élevées… pour que leur esprit abaissé se relève quand ils se verraient entourés de richesse” [Aïn Aya, Berakhot chap. 1, § 114]. 

Si tu es un esclave vêtu de loques, il est sûr que tu te conduiras comme une loque. Les beaux habits relèvent l’homme, même dans sa spiritualité. De manière similaire, il est permis à un esclave hébreu d’épouser une servante cananéenne [Kidouchin 14b], parce que l’abaissement de sa situation entraîne un abaissement spirituel.

Elle a confisqué l’éclat et la dignité de notre vie , et nos yeux assombris sont devenus insensibles au respect de nous-mêmes, nous avons oublié qui nous sommes, quel peuple éminent doué de qualités précieuses, et nous sommes descendus au plus profond de l’abaissement d’un peuple dont les humiliations, les insultes, les malédictions, et tout caractère emporté et irascible, constituent le pain quotidien.

Les harédim vouent les adeptes des Lumières aux gémonies, et les rendent responsables de tous les maux, comme l’écrit notre Maître dans l’article ‘la Consolation d’Israël’ : “Nous avons largement pris l’habitude, [dès] avant notre grand malheur, avant d’avoir vu de nos yeux des milliers et des dizaines de milliers de nos frères, de notre chair, massacrés par la furie d’un ennemi cruel et sans pitié, de n’adresser que de sévères paroles de réprimande à la Génération, des réprimandes pour sa perfidie, pour son tempérament difficile et réfractaire, des plaintes et des accusations…” [Maamaré Haréaïa p. 279]. Et d’autre part, les tenants des Lumières vouent les harédim aux gémonies, ils les rendent responsables de tous les maux, et c’est de là qu’ils tirent leur vitalité !

Si c’était vraiment ce que nous valons, si nous étions en vérité un peuple vil et méprisable, et si notre sort était fixé, d’être des laissés pour compte dénués de toute dignité, alors certainement notre cœur n’en serait pas affligé, nous battrions notre coulpe et nous dirions : ‘nous l’avons bien mérité !’, car l’affliction du cœur n’existe que lorsque ‘les princes marchent à même la terre à la manière des esclaves’ – le Rav s’appuie ici sur le verset de l’Ecclésiaste“J’ai vu des esclaves sur des chevaux, et des princes qui marchent à pied comme des esclaves” [10, 17], quand des hommes dignes d’honneurs et d’estime s’avilissent et deviennent méprisables au point d’oublier leur dignité et leur valeur. “Vois, Éternel, et regarde comme je suis devenue vile [dit Jérusalem] [Lamentations 1, 11].

Le problème n’est pas notre situation d’abaissement, mais c’est que nous pensons que nous sommes vils et insignifiants. Le Rav notre maître écrit dans Orot : “C’est une erreur fondamentale de renoncer à toute notre supériorité, d’abolir la conscience de ‘Tu nous as choisis’. Nous ne sommes pas seulement différents de tous les peuples, différents et distingués par une expérience historique singulière, dont il n’y a d’exemple dans aucune autre nation, mais nous sommes aussi beaucoup plus élevés et plus grands que tout peuple. Si nous connaissons notre grandeur, alors nous savons qui nous sommes, et si nous oublions notre grandeur, nous oublions qui nous sommes, et un peuple qui oublie qui il est, est à coup sûr insignifiant et vil. C’est seulement par oubli de nous-mêmes que nous restons insignifiants et vils, et l’oubli de nous-mêmes, c’est l’oubli de notre grandeur” [Orot Hatehiya 5].

Ainsi, celui qui pense qu’il est insignifiant devient vraiment insignifiant.